
En 1610, une jeune fille fuit la colonie anglaise de Jamestown (Virginie) en proie à la famine et à l’avidité des hommes. Elle affronte seule des terres inconnues, d’une rudesse sans égale. Elle survit, libre, poussant son corps au-delà des limites humaines, subjuguée jusqu’au dernier instant par la splendeur d’un monde impitoyable mais rayonnant de lumière.
La puissance de l’écriture
La puissance de l’écriture
En entrant dans ce roman, le lecteur est saisi par les mots, la force des images qu’ils génèrent mais aussi leur scansion épousant le rythme vif des jambes de la jeune fille qui fuit la colonie anglaise, dans un froid glacial, le corps éprouvé par la famine, l’esprit torturé par la peur et l’angoisse.
La force magique de ce récit réside d’abord dans son écriture incantatoire, proche de la poésie en vers iambiques qui, dans la littérature anglo-saxonne, prend son origine dans l’époque où est née l’histoire racontée ici : le XVII° siècle de Shakespeare et de la Bible de King James. La traductrice de Lauren Groff, Carine Chichereau, a beaucoup travaillé la scansion des phrases, non pour faire des vers, mais pour retrouver cette spécificité du texte d’origine en faisant alterner les rythmes ternaire et quaternaire.
La fluidité d’un récit aux multiples boucles
L’histoire suit une piste linéaire : celle de la vie de la jeune fille à partir du moment où elle franchit la palissade de la colonie et s’enfonce dans une nature dont elle découvre, certes, les merveilles mais sans illusions sur la profondeur de ses ténèbres et la violence de sa sauvagerie. Nulle expédition européenne n’a encore reconnu la route suivie par la fugitive vers le Nord, la forêt et l’estuaire du fleuve dont elle connaît à peine l’existence. Chaque épreuve, chaque révolte du corps face à la faim, au froid, à la maladie, la glace et au dégel, à la boue, aux rochers et aux excès de l’orage la reporte vers les temps qui ont précédé cette fuite, lorsqu’elle vivait en ville, en Europe. Elle y était confrontée, déjà, à bien des épreuves mais elle était « nourrie et abreuvée jusqu’à n’en pouvoir mais », dans la demeure de sa maîtresse, s’occupant de la petite Bess : « Toute sa vie, sa première pensée au réveil avait été pour Bess, sa faim, ses besoins, son bonheur. Maintenant qu’il n’y avait plus de petite Bess à qui songer, elle était pétrifiée sur place : elle ignorait comment penser avant tout à elle-même. » Elle devait donc faire aussi l’apprentissage de ne plus partager ses réflexions qu’avec son autre voix intérieure et avec les fantômes hantant ses souvenirs. Elle avait parfois l’impression de les tirer après elle, particulièrement le spectre du hollandais souffleur de verre qui « lui avait donné tant de joie et ce rêve magnifique d’une maison, de champs, d’enfants ».
Avant même d’avoir écrit Les Terres indomptées, Lauren Groff a fait partie des auteurs qui se sont interrogés, dans un essai collectif, sur l’influence de Thoreau, auteur de Walden ou la vie dans les bois. Pourquoi Thoreau a-t-il vécu ? Parce que nous avons besoin de lui ont-ils répondu…

La construction d’une identité
Au fil de son parcours, elle change peu à peu d’apparence mais ne se transforme pas en figure monstrueuse comme un des êtres qu’elle croise. Elle ne devient pas sauvage mais plus humaine, capable, après des épreuves insoutenables, de ressentir de l’empathie pour les peuples amérindiens qui, certes, ne l’agressent pas mais ne l’ont pas accueillie lorsqu’elle se mourrait de la variole. Elle est définitivement sortie de la croyance que les indigènes ne sont pas vraiment des humains, partagée par la plupart des européens. Et elle récuse désormais son appartenance au peuple des colons : « Je ne suis point des leurs. Je ne le serai jamais ». Elle accomplit un véritable voyage intérieur au fil de cette immersion dans la forêt, fuyant tous les hommes, parvenant à cohabiter avec les animaux, renonçant à tout ce qui la constituait antérieurement sur le plan culturel et spirituel, demeurant en vie en dépit d’un corps qui, peu à peu, perd ses facultés. Elle se construit une identité ouverte sur une autre vision du monde, retournant ainsi, dans une magnifique boucle finale « à tout ce qu’elle était avant la vie ».
Conclusion
À quelques pages du dénouement, le lecteur est une fois encore stupéfié par la révélation de la terrible scène qui, dans la colonie anglaise en proie à la famine, a déclenché la fureur de la jeune fille, rendant sa fuite inéluctable. La découverte de cet événement a aussi, quatre siècles plus tard, provoqué un élan d’horreur chez Lauren Groff. Comme elle l’a rapportée dans un entretien, l’auteure a alors plongé dans l’invention d’un personnage capable de porter toutes les dimensions de ce récit des origines d’une Amérique hyper-violente dont Lauren Groff s’est déjà fait l’écho dans Matrix (2021). Elle s’est confrontée avec son personnage à l’expérience extrême de la solitude, dans une nature profondément hostile au corps humain. Dans cet environnement, pas de regard porté sur soi ou si peu… celui d’un ours… celui de quelques prédateurs. Les réflexions de la jeune fille ne sont entendues et partagées que par le narrateur et par son lecteur. Mais grâce à la magie de la littérature, sa manière de s’affirmer et sa façon d’être au monde peuvent faire l’objet d’une transmission. Le narrateur partage avec nous, lecteurs, ce pouvoir de rendre à cette jeune femme à laquelle son environnement social au XVII° siècle n’a pas même donné de nom, une force exceptionnelle d’existence.
Références
- Lauren Groff, Les terres indomptées, trad. par Carine Chichereau, Éditions de l’Olivier, 272 p., 2025.
Partager cet article
Laisser un commentaire
Vous aimerez peut-être…
Pour être informé des dernières nouvelles,
abonnez-vous à la lettre d’info !
Une fois par mois, découvrez l’actualité des ateliers d’écriture, mes nouvelles publications de ressources et les nouveautés de mon journal de bord.