A. Choplin – Écrire l’Histoire auprès des sans voix

Antoine Choplin poursuit discrètement son œuvre engagée aux côtés des anonymes qui contribuent à ce que le monde survive au plus terrible. Je l’ai interrogé en 2017.

Antoine Choplin - Ecrire l'Histoire | Aliette Armel

En 2017, lors de notre échange, Antoine Choplin venait de faire paraître Quelques jours dans la vie de Tomas Kusar, aux éditions La Fosse aux ours. Garde-barrière à Trutnov (Tchécoslovaquie) dans les années 1970, Tomas Kusar,, est un jeune homme simple, amoureux de la nature et passionné par la photographie. Sa curiosité n’a pas été éteinte par le passage routinier des jours et des trains. Il cultive sa passion pour les arbres, et particulièrement pour les écorces blessées qu’il photographie avec l’appareil tombé entre ses mains.

Le hasard lui permet de s’inscrire dans la lignée des personnages dont Antoine Choplin peuple son univers romanesque. Ils sont témoins des grands moments de l’Histoire contemporaine : Guernica, la guerre en Tchétchénie, Tchernobyl, ou Terezin. Ils dessinent, ils peignent, ils photographient. Ils conduisent des camions ou ouvrent aux trains les barrières. Surtout, ils tendent la main à plus démuni qu’eux, et ils saisissent celle que leur offrent des hommes voués à inscrire leur nom dans la grande Histoire tout en faisant résonner au plus juste les idéaux de justice et de dignité.

Le garde-barrière et le président

Un jour en effet, Tomas Kusar croise Vaclav Havel alors que le dramaturge dissident essuie les bancs trempés par la pluie avant une représentation en plein air. Ils se retrouvent après le spectacle, alors que le théâtre a été « vaincu » : des chahuteurs ont en effet obligé les comédiens à quitter la scène. Les mots choisis par Tomas pour évoquer le théâtre qu’il vient de découvrir touchent Vaclav Havel. L’attention que Vaclav lui porte alors et sa manière de questionner le monde entrainent Tomas dans la résistance active au régime communiste. Leur amitié sera pour chacun d’entre eux un précieux viatique sur le chemin de la libération de la Tchécoslovaquie, de la présidence pour Vaclav Havel, de la photographie et de son amie Markéta pour Tomas.

Antoine Choplin captive son lecteur avec de petits faits qui tissent avec patience la toile du récit. Il dépouille ses personnages de toute surcharge psychologique pour mieux faire ressortir leur profonde humanité. Il décape ses phrases jusqu’à l’os de l’absolu nécessaire.

Comment parvient-il à ce résultat convaincant ?

Antoine Choplin, comment écrivez-vous ?

A.A.- Comment les sujets de vos livres s’imposent-ils à vous ?

  • C. – Au point de départ, il y a avant tout le désir de retracer un faisceau de trajectoires conduisant une ou plusieurs personnes là où rien ne les prédisposait à aboutir : ni leurs origines, ni les circonstances de leur démarrage dans la vie. Je suis très profondément interpellé par des histoires d’hommes et de femmes confrontés au tragique de la grande Histoire et qui savent trouver en eux-mêmes des moyens, souvent de nature artistique, pour continuer à se tenir debout, dans la dignité. Ils savent susciter des mécaniques fraternelles renforçant leur capacité à résister et ils avancent, en marge des réseaux institutionnels. Je suis convaincu qu’il y a, en chacun, une possibilité créatrice : la possibilité de signer un geste artistique permettant d’affirmer une singularité, en dehors de toute académie. L’art est présent dans tous mes livres, parce que je suis convaincu que les ressources créatives de chacun sont mobilisables, même dans les moments ultimes. C’est ce que l’on lit dans les Lettres à Olga, écrites de sa prison par Vaclav Havel. Ce sont aussi ces boites d’allumettes sculptées dans les camps de concentration, parmi tant d’autres exemples possibles. C’est la quête personnelle que s’invente Tomas Kusar lorsqu’il découvre sa capacité à photographier les « blessures » dans les écorces des arbres.

A.A. – Comment choisissez-vous le cadre de vos livres (Guernica et Picasso pour Le Héron de Guernica, Tchernobyl pour La nuit tombée, la Tchécoslovaquie de Vaclav Havel pour Quelques jours dans la vie de Tomas Kusar) ?

  • C. – La cristallisation qui me met au travail résulte d’un processus intérieur non volontariste. Elle se produit à la suite de la découverte d’un fait, d’une trajectoire historique, parfois à travers les livres, ou après une rencontre ou un voyage (ça a été par exemple le cas pour Tchernobyl). J’ai depuis longtemps une curiosité particulière pour l’Europe de l’Est. Un jour de mon adolescence où mon père m’a en effet emmené, au théâtre de l’Essaion voir Audience et Vernissage, deux pièces de Vaclav Havel, avec Pierre Arditi. Nous avons signé une pétition pour la libération d’Havel, alors en prison. Ça a sans doute été un premier élan vers une conscience politique et vers une curiosité de ce qui se passait dans les pays de l’Est. J’ai ensuite à nouveau croisé le chemin d’Havel dans les années 2000, lorsque j’ai fait la rencontre de Michal Laznovsky et de Bohdan Holomicek. Dramaturge praguois, homme de théâtre et de radio, Michal Laznovsky avait approché Havel à la fin des années 80 et il a appartenu à cette nébuleuse qui se réunissait au Théâtre national de Prague pour réfléchir sur la façon de s’engager et de manifester la rupture avec l’ancien régime[1]. Bohdan Holomicek était un très proche ami de Havel. Né au nord de la République tchèque dans une famille très modeste, il a été propulsé dans l’environnement d’Havel au moment de l’adolescence. A la même époque, il s’est retrouvé miraculeusement en possession d’un appareil photo. Il est devenu un grand photographe, invité aux Rencontres photographiques d’Arles en 2009 avec une exposition intitulée « Vaclav Havel, destins complices ». Il est resté ami avec Havel jusqu’à la fin. Il a été une source d’inspiration directe pour le personnage de Tomas. Mais par bien des aspects, il demeure imaginaire (le fait qu’il soit cheminot par exemple). Je reste planté du côté de mon imaginaire. Les personnages sont au cœur de la liberté que je m’autorise, même s’ils sont parfois irrigués de quelques rencontres.

A.A. – Comment travaillez-vous lorsque vous avez déterminé le sujet et le lieu. Vous faites beaucoup de recherches ?

  • C. – J’ai conscience de la nécessité de l’enquête et de la documentation. Mais je suis également conscient qu’une emprise trop forte du réel historique peut-être une entrave au déploiement de la fiction. Par exemple, j’ai longuement hésité à écrire après mon voyage à Tchernobyl. Le fil de l’imaginaire et de la fiction est difficile à reprendre après un tel voyage. On a un sac à dos lesté par la nécessité d’une parole militante, néfaste à la capacité de faire littérature. Ecrire un roman ce n’est pas du militantisme. J’ai mis plus d’un an avant de me retrouver à hauteur d’homme, de pouvoir entrer en compagnonnage avec le cheminement modeste de mon personnage. La confrontation au réel est nécessaire, mais elle doit être mesurée, tenue à distance.

A.A. Vos personnages gardent toujours une certaine part de mystère. Vous ne poussez pas leur étude jusqu’au bout. Est-ce volontaire ?

  • C. – Mon rôle de romancier, d’auteur ne me donne pas un pouvoir de démiurge sur mes personnages. J’entretiens avec eux un rapport de compagnonnage. Il y a certains éléments que je connais d’eux au départ, puis, ils m’en apprennent d’autres. Mais ils gardent leur part d’énigme. Certaines choses me résistent, me demeurent inconnues. Je perçois aussi des choses dont je ne peux parler avec justesse. A commencer par les visages : je ne les décris jamais. Tous mes essais dans ce domaine ont été mauvais. Si je tente de mettre sur le papier le visage que j’ai à l’esprit, j’aboutis à une vision sans épaisseur ni profondeur. Le silence est préférable. Mettre des mots sur la complexité aboutit souvent une simplification dommageable. Elle nuit à la palpitation même des personnages. Ecrire, c’est aussi une histoire de capitulation. Savoir se taire, se retirer. Mon style est issu de cette volonté : ne jamais tricher, ne pas partir dans les effets, éviter ce qui pourrait conduire à un confort du récit, se tenir au plus près de ce que je vois et dans ce que je vois, de ce que je peux dire.

A.A. – Votre manière d’écrire évoque parfois le scénario cinématographique ou le dialogue de théâtre.

  • C. – J’ai l’impression d’écrire avec une caméra posée sur l’épaule de mon personnage. Je me glisse à côté de lui, au plus près, pour que mon regard devient presque le sien. C’est ce qui donne sans doute cette dimension visuelle et cinématographique. Pour les dialogues, j’ai beaucoup appris des auteurs américains, et particulièrement de Raymond Carver.

A.A. – La nature est extrêmement présente dans vos romans, particulièrement les arbres. Dans Quelques jours dans la vie de Tomas Kusar, les érables deviennent presque des personnages à part entière. Pourquoi leur accordez-vous cette importance ?

  • C. – Dans les univers mouvants et sombres, marqués par le chaos, la nature, et particulièrement les arbres, apparaissent comme un élément stable, quelque chose d’inaltérable, un recours possible. J’habite en montagne, marcher pour regarder la nature fait partie de mon univers : je suis habité par ça.

(1) Michal Laznovsky collabore maintenant à la revue Arpentages qu’anime Antoine Choplin dans le cadre du Festival de l’Arpenteur (Les Adrets en Belledonne dans l’Isère).

Propos recueillis par téléphone par Aliette Armel, le 28 mars 2017, publiés la première fois dans Bibliobs (si des livres du Nouvel Observaleur) le 18 avril 2017. 

Références

  • Antoine Choplin, Quelques jours dans la vie de Tomas Kusar, éditions La Fosse aux ours, 224 p., 18 €
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