François Cheng : « Tout est toujours en devenir »

Dans un entretien de 2017, François Cheng évoque les thèmes traversant son œuvre, à la croisée entre Orient et Occident : Beauté, Mal, Mort, Vie, Âme, Amour.

Francois-Cheng-Mont-Lu | Aliette Armel

« Survivant hanté par le grand âge », il s’est retiré des interventions sociales et médiatiques. Pas au sommet du mont Lu, mythique montagne chinoise, lieu sacré, centre de vie spirituelle et artistique qu’il fréquentait, enfant, avec ses parents. Mais en France, dans ce havre qu’il s’est choisi en en épousant la langue. Le jeune réfugié chinois Cheng Chi-Hsien, qui fuyait à Paris la République de Chine en 1949, est devenu François Cheng, passeur entre Orient et Occident, académicien français, poète et écrivain; auteur de grands romans et de courts essais. Leur hauteur spirituelle, au croisement de la voie taoïste et de la voie christique, bouleversent ses lecteurs. Ils y trouvent des réponses inédites à des questions fondamentales : la « sublime beauté et le mal radical », l’aventure de la vie et la tragédie suprême de la mort, la puissance de l’âme et la fragilité du corps mais aussi le mystère de l’éternité.

En février 2017, j’ai eu l’honneur de le rencontrer. Voici des extraits des propos recueillis et publiés dans le numéro de l’été 2017 de la revue Ultreia !.

Guerre sino-japonaise et présence au monde

Comme le peintre de votre premier roman, Le Dit de Tianyi, vous semblez en permanence « ébranlé par on ne sait quelle résonance hors monde » dont vibre l’ensemble de votre œuvre. Vous souvenez-vous de l’expérience initiale qui vous a conduit à vous interroger sur le mystère de notre présence au monde ?

Une année de mon existence ne cesse, après quatre-vingt ans, de me hanter. Celle de mes huit ans, en 1937. Comme tous les étés, ma famille séjournait au mont Lu, un des plus beaux sites de Chine, fréquenté, depuis l’antiquité, par de grands artistes et d’éminents spirituels. Toutes les splendeurs de la nature s’y manifestaient : pics altiers ou collines arrondies jouant un jeu ensorcelant avec brume et nuages ; vallons à la végétation luxuriante résonnant du chant des cigales et de l’écho de sources. Sur les sentiers fleuris, se croisaient de vénérables vieillards et des jeunes filles allant se baigner derrière le rideau des cascades. Soudainement, le 7 juillet 1937, les Japonais ont attaqué la Chine, mettant à exécution un plan d’invasion longuement préparé. Le gouvernement a convoqué une conférence nationale sur le mont Lu et nous sommes donc restés là-haut jusqu’en hiver, jusqu’à ce que la nature revête sa tunique de blancheur immaculée. L’enfant que j’étais n’oubliera jamais cette vision brève, mais paradisiaque, irradiant d’innocence originelle, alors qu’en bas de la montagne, le pays était à feu et à sang. Lorsque nous sommes redescendus, nous avons découvert un véritable enfer. Le 13 décembre, le massacre de Nankin avait commencé. Des scènes d’horreur s’étalaient dans les journaux : masse d’hommes tués à la mitraillette ou enterrés vifs, concours de décapitations où chaque soldat était invité à se prendre en photo à côté d’un amas de têtes qu’il avait lui-même tranchées, prisonniers attachés vivants à des poteaux sur lesquels les soldats s’exerçaient à la baïonnette, femmes enceintes violées et éventrées, d’autres un poignard planté dans le sexe.

Cette vision d’horreur vous a marqué pour toute votre existence ?

J’ai été surtout bouleversé par le contraste entre la sublime beauté dont l’univers est porteur et le mal radical dont l’homme est capable. A huit ans, je commençais à peine à me poser des questions sur la vie. Et là, ma jeune âme a découvert intuitivement qu’aucune vérité ne serait valable si elle ne répondait pas à la question posée par la coexistence, dans l’existence terrestre, de ces deux extrêmes : la sublime beauté et le mal radical.

REFUS DE LA VENGEANCE – TRAVAIL SUR SOI – GRATITUDE – CREATION

Comment expliquez-vous qu’ainsi confronté à un bouleversement total de votre vie subitement devenue d’errance et de souffrance, vous n’ayez pas fait le choix du ressassement et de la vengeance ?

Vengeance ? Non. J’ai vite compris que le mal n’est pas l’apanage d’un peuple particulier, qu’il est inhérent à l’humanité entière. J’ai été profondément atteint par la brutalité de cette découverte. À cause de cette expérience des extrêmes, je suis devenu un écorché vif, un inadapté. Il y a eu l’exode à l’intérieur de la Chine, puis à la guerre sino-japonaise a succédé la guerre civile, il était impossible de vivre une vie normale selon les règles de la société. À 15 ans, je me suis ouvert à la littérature bien sûr, mais je n’imaginais pas pouvoir exercer un métier, fonder un foyer. Je me voyais comme un homme toujours errant. Et j’ai fait des fugues, de très longues fugues, six, sept, huit mois sans donner de nouvelles à mes parents. Je les ai blessés de manière irréparable. La Chine était en plein bouleversement et j’étais donné pour mort. Plus tard, devenu père, j’ai pu me rendre compte des affres que j’ai fait subir à ma mère qui ne dormait plus et à mon père dont les cheveux ont blanchi en peu de temps. Je suis resté un être en marge. À mon arrivée en France, j’étais pris à la gorge par l’angoisse existentielle, par le besoin d’assurer ma survie matérielle. J’essayais de me débrouiller. Mal. J’ai connu de longues périodes d’errements, avec des risques de déviance, de désordres, par inconscience, par irresponsabilité. J’ai reçu des blessures, mais j’ai aussi blessé d’autres êtres. Et je suis devenu un homme travaillé par le remords. Contre l’avis des psychothérapeutes qui répètent : « Surtout pas de remords !»

Ce remords vous poursuit-il toujours ?

Dieu m’a accordé une longue vie. Les autres ont disparu, je ne peux plus leur demander pardon. Mais je peux continuer le travail que j’ai entrepris. C’est à 50 ans seulement que j’ai commencé à sortir de cet état d’inconscience et d’irresponsabilité. Il y a eu alors une sorte de sursaut. Je me suis repris en mains et à partir de là, toute ma vie est devenue comme un « rattrapage ». J’ai fait un énorme – et terrible – travail sur moi-même. On me traite maintenant de sage. C’est un titre que je récuse. Je suis un homme de passion, non dans le sens d’un état d’exaltation uniquement physique et souvent exacerbé, mais d’une recherche de haute communion avec les dons de la vie. Je suis animé par le désir de me dépasser pour être digne du destin qui m’a été accordé. J’éprouve un sentiment de gratitude, mais pas de satisfaction, et je suis toujours en marche.

Est-ce l’accomplissement que vous cherchez ?

L’accomplissement ? Est-ce le mot exact ? L’important est de porter la passion jusqu’à sa dimension la plus élevée possible, sans plus de rapport avec la passion médiocre et destructive. Par une vie spirituelle intense ou par la création, l’homme peut accéder à une sorte de transfiguration. C’est une dimension à laquelle il nous est donné d’aspirer.

 

Nous avons pour tâche urgente, et permanente, de dévisager ces deux mystères qui constituent les deux extrémités de l’univers vivant : d’un côté, le mal, et de l’autre, la beauté…” Dans ses Cinq méditations sur la beauté, François Cheng livre ses réflexions sur les questions existentielles les plus radicales. Ce faisant, il nous fait revisiter les moments phares de la culture d’Orient et d’Occident.

François Cheng - Méditations sur la beauté | Aliette Armel

Voie taoïste, Voie christique

Depuis votre enfance en Chine, vous suivez la voie du Tao. Après tant d’années en France, vous continuez sur le chemin de cette voie. Comment la caractérisez-vous ?

La vision cosmogonique taoïste, que résume le vocable Tao, « La Voie », aucun Chinois n’est prêt à l’abandonner, qu’il soit taoïste ou confucéen, qu’il devienne bouddhiste, chrétien ou marxiste. A partir de l’idée du Souffle originel, cette vision avance une conception dynamique et organiciste de l’univers vivant. Toutes les entités s’y relient et s’y tiennent, animées par le Souffle originel et par les trois souffles vitaux qui en dérivent : le Yin, le Yang et le Vide-médian. Ils sont en perpétuel mouvement et interaction. Selon cette vision, toujours ouverte, l’univers vivant est en devenir. Il contient ses propres promesses de transformation ascensionnelle. Selon le Livre de la Voie et de sa vertu de Laozi, la Voie comprend plusieurs ordres. Il a affirmé ainsi que l’Homme procède de la Terre, la Terre du Ciel, le Ciel du Tao et le Tao de lui-même. Il a décrit la naissance de l’univers dans une formule célèbre :

« Le Tao d’origine engendre l’Un
L’Un engendre le Deux
Le Deux engendre le Trois
Le Trois engendre les Dix mille êtres
Les Dix mille êtres s’adossent au Yin
Et embrassent le Yang
Ils obtiennent l’harmonie par le Vide médian.
»

Ceux qui épousent cette vision sont habités par la conscience que chaque entité est insérée dans un gigantesque réseau spatial et que chaque instant est relié, lui, à un flux du temps qui s’écoule depuis l’Origine. Ceux qui pratiquent le Qi-Gong par exemple entendent réactiver le souffle harmonique qui anime leur corps et ils ne doutent pas qu’ils se rattachent par là au Souffle même qui anime l’univers.

– Cette Voie taoïste ne suffit pas néanmoins à répondre à tous vos questionnements ?

Une dimension manque à la vision taoïste, celle de l’incarnation qui prend en compte l’existence humaine en tant que destin singulier. Dans ce domaine, la voie confucéenne offre des réponses d’une très haute élévation. En effet, les deux sources fondatrices de la pensée spirituelle chinoise, le taoïsme et le confucianisme, se répondent et se complètent. Le taoïsme a proposé une conception cosmogonique de base, tandis que le confucianisme a porté à un très haut degré les exigences éthiques. Le bouddhisme n’est venu qu’ensuite et ce n’est qu’au VII° siècle que la Chine a reconnu « officiellement » la cohabitation de trois courants de pensée.

– Dans L’éternité n’est pas de trop, vous expliquez que « Le bouddhisme, par son sens du pêché et son souci du salut de l’âme, par les notions de niveau et d’étape dans la méditation, et par une certaine pratique de charité, a constitué un apport nouveau à la pensée chinoise ». Pourquoi avez-vous donc éprouvé le besoin de vous tourner vers le christianisme ?

Comme je vous l’ai dit, je suis un homme de passion. Je ne recherche, à titre personnel, ni l’apaisement ni la quiétude. C’est sans doute une des raisons pour laquelle j’ai embrassé la voie christique et non bouddhique. Dans la voie christique, toute vérité est incarnée. Le Christ a dit « Je suis la Voie, la Vérité, la Vie ». Et ce qu’il a dit, il l’a manifesté par un acte unique, un don total de soi, en montant sur la croix. Il a affronté le mal radical et il a triomphé de lui par l’amour absolu, la beauté suprême de l’âme et du geste. La mort même s’en est trouvé transformée : elle est devenu la porte d’accès à un autre ordre de l’être, un ordre incarné où l’unicité du destin est affirmée. Par « cette force d’amour qui – selon Dante – meut le soleil et les étoiles », le Christ a apporté une réponse aux interrogations extrêmes qui me poursuivent depuis l’âge de huit ans : le mal radical et le bien absolu, le mystère de l’unicité des êtres aux prises avec l’amour et la souffrance, la transfiguration par la création, la relation intime avec la transcendance, la destinée humaine au sein d’un Temps orienté.

L’OUVERT – L’INATTENDU

– Vous suivez donc cette double voie, taoïste et christique, sans vous laisser enfermer ni dans l’une ni dans l’autre. Est-ce pour rester toujours en quête de l’Ouvert, au sens qu’Hölderlin et Rilke donnent à ce concept : l’« espace intérieur au monde » qui est « pur espace » ?

Je suis effectivement un penseur et un poète, et non un théologien ni un philosophe au sens strict du mot. Je refuse d’être pris dans le carcan d’aucun dogmatisme et je reste ouvert à d’autres modes de pensée spirituelle (comme par exemple le soufisme ou l’hindouisme). S’il n’y a aucun hiatus entre la voie taoïste et la voie chrétienne, c’est parce que l’essence de ces deux voies réside dans le devenir. Lorsqu’on se situe dans le devenir, tout est ouvert.

François Cheng - portrait | Aliette Armel

« L’in-attendu a lieu.
Soudain émergé du rien
Voici le pas aérien de la présence rêvée

Imprimant sa mesure à la croisée des sentiers
Resteras-tu
Passeras-tu
L’in-attendu a lieu.
Toujours déjà
Là »
François Cheng, Le livre du vide médian, Albin Michel, 2004

Quelles formes prend pour vous cet inattendu ?

Entré dans le grand âge, on est censé être désabusé, revenu de tout, après avoir fait le tour des choses. Ce n’est pas du tout mon cas. Je suis au contraire dans un état d’étonnement et d’émerveillement qui rejoint presque l’innocence de l’enfant. Je suis rongé de maux mais je ne considère pas la vieillesse comme un naufrage. Elle nous déleste de toutes sortes de soucis. À l’âge mur, on a le désir de plaire, on construit sa carrière, on est plein de préventions et de méfiance. Avec le grand âge, on atteint un état de communion avec les êtres, les plus petits, les plus humbles. Aujourd’hui, je suis dans l’étonnement d’être toujours là mais aussi de constater que les arbres continuent à pousser, les enfants à naître et à grandir. Chaque fois que je vois un enfant, je suis envahi de reconnaissance et de tendresse, je me dis « C’est incroyable ! Cela persiste à advenir ». Et quand je croise une mère qui promène son enfant, je la salue, souvent à sa grande surprise. C’est devenu pour moi un besoin irrésistible.

« La Vie engendre la Vie, il n’y aura pas de fin »

Peut-on mettre en relation ce renouveau de l’étonnement et de l’émerveillement avec l’inversion de perspective que vous proposez dans vos Cinq méditations sur la mort autrement dit sur la vie : regarder la vie à partir de la mort au lieu de dévisager la mort à partir de la vie ?

Quelqu’un qui se trouve, comme moi, à cette extrémité, sait qu’il peut basculer à tout moment de l’autre côté. Mais cette conviction n’est pas seulement due à l’âge. Très tôt, j’ai rejoint les grands spirituels chinois, qu’ils soient taoïstes ou bouddhistes, dans leur expérience du Vide. Le Vide n’est pas le néant. Car c’est à partir du Vide que le Tout est advenu. Le Tout ne peut pas venir du Tout. Il ne peut venir que du Rien. Donc, être dans l’état du Rien, c’est se retrouver dans l’état d’origine. De là, on assiste à l’avènement de toutes les choses qui s’engagent dans la voie de la Vie. Et au lieu d’être submergé par la frayeur et le doute, on éprouve cette certitude que la Vie est un don inouï et en même temps indestructible. Lorsqu’on assiste à cette aventure de la Vie en partant de la position du Rien, on comprend qu’il n’y a pas d’autre aventure. Quelque chose est advenu, à partir du Rien: c’est ça la seule aventure. Et elle n’aura pas de fin puisque la Mort elle-même est une loi imposée par la Vie et pas le contraire. Tout est toujours en devenir, en mouvement, avec des possibilités de transformation.

– Est-ce une perspective uniquement orientale ou la retrouve-t-on dans le christianisme ?

La Nuit obscure de Saint-Jean-de-la-Croix appartient au même ordre d’expériences. On le croit hanté par le néant. Pas du tout. Il se tient dans la nuit pour assister au premier surgissement de la lumière. Les mystiques chrétiens aspirent à la nuit pour y éprouver à nouveau l’événement de l’origine : « Que la lumière soit et la lumière fut ». De ce point de l’existence, Saint-Jean-de-la-Croix atteint à la certitude d’accéder à la vérité, celle de l’affirmation de la vie qui ne connaîtra plus de limites puisque de ce rien a surgi quelque chose. Ni le vide, ni la nuit, ne sont le néant. Au contraire. C’est dans la nuit que surgit la promesse du jour et c’est du vide que nait le tout.

LE SOUFFLE VITAL – L’AMOUR

– Vous avez consacré un recueil de méditations à la Beauté, un autre à la Mort puis un essai à l’Àme, mais aucun de vos livres n’est spécifiquement dédié à l’Amour.

C’est un des sujets essentiels de mes deux romans (Le Dit de Tianyi et L’éternité n’est pas de trop), et du drame intitulé Quand reviennent les âmes errantes. La troisième partie de mon dernier recueil de poèmes, La Vraie gloire est ici, s’intitule « Passion » et je n’y parle que d’amour.

– Dans ces écrits de fiction et dans ces poèmes, vous déployez effectivement votre vision particulièrement intense et exigeante de l’amour auquel vous associez l’amitié. Vos personnages vivent leurs sentiments au-delà de l’absence et de la mort, ils les portent jusqu’à l’incandescence. Ils rejoignent l’inconditionnel de l’amour christique, la fusion totale de l’amour soufi. Mais vous n’avez jamais rassemblé l’ensemble de votre pensée sur l’amour.

La dimension incarnée qui manque à la voie taoïste, c’est justement l’amour. Le souffle vital peut suffire à expliquer l’existence d’une plante ou d’un animal, mais il ne peut pas répondre à notre aspiration la plus profonde. Ce qui la comble, c’est justement l’amour. La vision taoïste conçoit que le souffle qui m’anime est le même qui anime l’univers. Mais il y a une dimension incarnée que seul le christianisme apporte dans la force d’amour qu’éprouvent, par exemple, Dante et Béatrice et qui rejoint celle qui entraîne dans son mouvement le ciel et les étoiles. La beauté portée à son degré suprême, c’est-à-dire la beauté de l’âme, implique forcément la bonté : l’amitié et l’amour en découlent. Quand je parle de la beauté et de l’âme, je parle de l’amour. Lorsqu’on aime quelqu’un, la plupart du temps, on est attiré au départ par la beauté physique, mais le vrai amour nait avec la prise en compte de l’âme. Dans un de ses sonnets, Michel-Ange dit à l’être aimé : « Je dois aimer en toi ce que toi-même tu chéris, à savoir ton âme ». La beauté de l’âme implique aussi l’unicité de la personne. C’est l’âme qui fait la qualité unique d’un être humain, pas son corps corruptible et périssable, pas son esprit qui peut aussi être entraîné dans certaines formes de dégénérescence. L’âme est au-delà de cela. Elle entre sans cesse en résonnance avec un chant plus vaste que soi.

– Vous avez dit que le chemin sur la Voie taoïste se continue par-delà la mort. Une perspective demeure donc ouverte au devenir des âmes ?

Nous faisons partie d’une immense aventure, unique en réalité. Il n’y en a pas d’autres. Celle de la Vie. Ce n’est pas à nous d’en cerner le contour et d’en tirer les conclusions. Mais de là où nous nous trouvons, nous pouvons avancer que les âmes aspirant à la vraie vie sont reliées au principe de vie qu’est le Souffle vital, lequel anime la marche de la Voie. Celle-ci est en devenir selon l’adage : « La Vie engendre la Vie, il n’y aura pas de fin ». Rappelons que la Mort n’est pas une force aveugle qui se dresse devant la Vie pour l’anéantir. La Mort est une loi imposée par la Vie même, pour que la Vie puisse se renouveler, se transformer et accéder à un autre ordre d’être. Compte-tenu de ce fait, on peut concevoir une perspective ouverte au devenir des âmes et employer l’expression « communion des saints » : tous ceux qui, en dépit des conditions tragiques, ont tenté de vivre dignement sont tous des saints. L’aventure de l’univers vivant n’est pas en pure perte ; l’aventure de chaque vie, aussi humble fût-elle, ne l’est pas non plus. Il faut accorder une certaine grandeur à l’humanité qui a survécu à tant d’abîmes, surmonté tant de ratages et qui continue à incarner une vérité – l’amour absolu – dans laquelle nous nous retrouverons.

« Un monde sans sacré est un monde de chaos »
François Cheng, Cinq méditations sur la mort

François Cheng - Méditations sur la mort | Aliette Armel

Langue française et calligraphie chinoise

C’est par l’écriture que vous contribuez essentiellement à la quête de Vérité, au travail du sens. Pourquoi avoir choisi, pour l’accomplir, le français plutôt que le chinois ?

Je suis reconnaissant à la France de m’avoir accordé sa langue. Elle est merveilleuse et convient parfaitement à ma forme de création, d’expression tardive. Le Français m’a permis de trouver un chant adéquat, en prose comme en poésie, exactement comme je le ressens. En matière poétique – pour moi la forme suprême – je ne renie pas la tradition chinoise dont je suis issu. Mais j’ai été très influencé par la poésie orphique occidentale. La tradition orphique existe aussi en Chine, dans la lignée du zen : c’est une quête du vide, d’une sorte de mort en soi. En Occident, le thème orphique prend une connotation beaucoup plus physique et tragique. Si j’avais continué dans ma langue maternelle, j’aurais aussi persisté dans la tradition chinoise. J’ai choisi le Français pour provoquer en moi une métamorphose. J’ai relevé ce défi de devenir autre tout en gardant cette part native qu’on ne peut éradiquer. Il y a toujours en moi cette communion instinctive avec la nature qui vient de la tradition chinoise et en même temps, cette conscience occidentale tragique d’une séparation. Elle provoque en moi l’exigence de réunir ce qui est séparé, de rejoindre l’autre rive. Cette double appartenance maintient la perspective de l’Ouvert où tout est toujours en devenir, avec la promesse d’atteindre, dans un autre ordre de l’être, l’essence irréductible que je ressens à l’intérieur de mon âme.

Vous venez d’évoquer les apports complémentaires des traditions chinoise et occidentale à l’appréhension de l’univers : la communion de l’âme humaine et de l’âme universelle en Chine, l’accentuation du drame humain en Occident. Ces deux visions ne se manifestent-elles pas également à travers la peinture à laquelle vous avez consacré de nombreux essais et que vous avez abordé aussi par l’expérience de la calligraphie ?

La calligraphie est le fondement de tout l’art chinois : la peinture, mais aussi la danse, la sculpture et la musique. C’est un art du trait. Son point de départ est un trait horizontal, le « 1 ». Dans la mythologie chinoise, ce trait sépare le ciel de la terre et marque la fin du chaos indifférencié. Il signifie donc tout autant ce qui unit que ce qui sépare. Dans son traité du moine Citrouille-amère, le grand peintre Shitao explique qu’il y a dix mille traits possibles mais que tout procède de ce premier trait de pinceau. Pour les Chinois, le trait, signifiant, permet l’union entre l’esprit humain et le génie de la nature. Calligraphier est donc considéré comme un acte sacré. Il y a un papier blanc, il n’y a rien. Je pose un trait et ce geste m’identifie au démiurge qui, à l’origine, a séparé le ciel et la terre, a marqué l’unité et la séparation et la séparation et l’unité. Au départ, la calligraphie chinoise s’exprimait à travers des traits très construits et réguliers, puis elle a évolué vers un style beaucoup plus libre appelé le style de l’herbe folle. Le calligraphe est alors entré, comme celui qui pratique le Qi-Gong, dans une rythmique enivrante et toujours signifiante. C’est un art visuel mais aussi musical : les pinceaux fins tracent des lignes évoquant le jeu du violon, celles obtenues avec des pinceaux moyens le violoncelle et les plus gros rappellent l’orgue. La calligraphie procure à celui qui la pratique une sorte de plénitude. Elle lui permet d’exprimer tous les sentiments qui l’habitent, de manifester son besoin d’harmonie tout autant que de libération de ses tourments. Cet art du trait figure donc, dès l’origine, ce lien très intuitif entre l’homme et la nature que la peinture chinoise incarne tout au long de son histoire.

Francois-Cheng-De l'âme | Aliette Armel

– Pensez-vous que le très grand succès de vos livres, et particulièrement de celui que vous avez consacré à l’âme, soit lié à votre affirmation du sens de l’existence de l’homme dans l’univers ?

Dans De l’âme, je n’ai pas seulement réhabilité l’âme, j’ai réhabilité la vie cachée de chacun. Ordinairement, on ne juge une existence qu’à travers ses actions ou ses œuvres nées de l’esprit. Tout le reste est considéré comme quantité négligeable. Je montre qu’au contraire, la vie réelle de chaque individu, c’est la vie de son âme. Chacun redécouvre ainsi sa propre existence. Je reçois de très nombreuses lettres où mes lecteurs racontent des instants de leur « vraie » vie. Ils leur accordent une grande valeur et se sentent enfin réconciliés avec leur destin.

 

Références

  • Aliette Armel, « Rencontre avec François Cheng », Ultreia, été 2017
  • François Cheng, Le dit de Tianyi, roman, Albin Michel, 1998
  • François Cheng, L’éternité n’est pas de trop, roman, Albin Michel, 2001
  • François Cheng, Cinq méditations sur la beauté, Albin Michel, 2006
  • François Cheng, Cinq méditations sur la mort, autrement dit sur la vie, Albin Michel, 2013
  • François Cheng, De l’âme, Albin Michel, 2016
  • François Cheng, La vraie gloire est ici, poèmes, Gallimard, 2015
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  1. Legrand 6 janvier 2024 à 12 h 00 min-Répondre

    J’ai découvert une autre facette de F.Cheng. Bien aimé aussi le passage sur la calligraphie . On retrouve ces évocations poétiques chez d’autres écrivains chinois . Merci

  2. nathalie 17 mars 2024 à 16 h 38 min-Répondre

    Cet entretien brosse une très longue vie en mettant en évidence la singularité d’un destin humain, et les mystères universels de l’âme, de l’amour, de la spiritualité avec des mots simples, une hauteur de vue impressionnantes. Quel parcours…Je ne l’ai jamais lu et je me réjouis à l’avance d’une belle découverte.

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