Nancy Huston en 2008 : La fabrique de l’imaginaire

L’espèce humaine se caractérise par sa propension au récit et se nourrit de fictions : Nancy Huston décrypte la faculté de l’imaginaire à donner un Sens au réel.

Nancy-Huston-fleur | Aliette Armel

En 2008, L’espèce fabulatrice a fait connaître au vaste public des lecteurs de Nancy Huston une réalité mise en évidence par la science : le pouvoir du récit sur l’espèce humaine. Face au reste du vivant, l’homo Sapiens compense sa fragilité par sa capacité à inventer et à partager avec d’autres – même très lointains – des récits pourvoyeurs de Sens. Raconter des histoires, c’est notre manière d’être au monde.

Dans l’entretien qu’elle m’a accordé à l’occasion de la parution de cet essai novateur, elle a convoqué toutes les fictions qu’elle avait déjà publiées parmi lesquelles Les Variations Goldberg, Cantique des Plaines, l’Empreinte de l’ange, Instruments des ténèbres, Lignes de faille. Depuis, elle n’a cessé de poursuivre la construction de son œuvre romanesque où elle invite son lecteur à vivre avec des personnages qu’il ne croiserait pas forcément dans son quotidien.

L’importance du récit dans l’existence humaine

Avec L’Espèce fabulatrice, vous renouez avec le genre de l’essai. C’est par lui que vous êtes venue à la publication, en 1979, mais en lui donnant une forme très personnelle, en dehors de toute convention universitaire.

Effectivement alors que je ne parle jamais directement de moi dans mes romans, je montre souvent dans mes essais comment une réflexion naît à partir d’événements de ma vie privée. Le risque avec l’essai, c’est d’être intimidant ou prétentieux, d’asséner la vérité aux lecteurs. Je cherche plutôt à encourager les lecteurs et à partager le plaisir que j’éprouve à penser. Ça me vient sans doute de mon père, auquel L’Espèce fabulatrice est dédiée : il pratiquait beaucoup l’art de la discussion et nous a toujours incités à poser des questions, à tenter de comprendre. J’ai été assez euphorique en écrivant ce petit livre, me lançant le défi d’exprimer en cent pages tout ce que je pense sur tout !

Votre postulat de départ, c’est l’importance fondatrice du récit dans l’existence humaine.

En lisant les scientifiques, primatologues ou neurologues, je me suis aperçue que ce qui nous distingue des espèces animales, ce n’est pas la parole mais le fait qu’on se raconte des histoires. C’est à travers ces récits que se constitue notre moi, notre sentiment d’exister. C’est difficile d’admettre qu’on ne naît pas avec un soi, qu’on le construit au cours des premières années de notre vie par l’apprentissage d’une langue et des récits qu’elle porte. Le réel est totalement imprégné de fiction et on ne peut rien dire sur soi sans recourir à des idées qui sont de l’ordre de la fiction inconsciente. Cela m’est apparu comme une évidence susceptible d’expliquer beaucoup de comportements humains : la guerre, l’amour, le patriotisme, les diverses fiertés. J’y suis sans doute particulièrement sensible en raison de ce que j’appelle mon identité « faible » : mixte, faite de différentes nations, religions et langues. Je peux donc percevoir le côté construit, et même « bricolé » de l’identité, mieux que ceux qui sont convaincus d’être, par nature, quelque chose.

Les années 80 et l’interdit sur la fiction

Vous êtes venue au roman au début des années 1980, presque de manière subreptice, en croyant que Les Variations Goldberg, sous-titrées « romance », resteraient une exception dans votre œuvre.

Le directeur du Seuil de l’époque m’avait pourtant assurée que je ne pourrais m’empêcher d’y revenir. Ce que j’ai fait bien sûr ! L’écriture d’un roman est un exercice profondément angoissant ; après un roman, j’ai besoin de retrouver l’essai, la réflexion : comme un sol plus ferme sous les pieds. J’ai commencé à écrire dans le cadre du mouvement des femmes. Je travaillais avec d’autres dans des revues et des journaux, pour une cause que j’estimais importante. Ce n’est que peu à peu que j’ai pris confiance en ma voix de romancière. J’ai la chance extraordinaire de vivre dans un pays où les romans que j’écris trouvent des lecteurs et sont parfois importants pour eux. Mes essais sont en général moins commentés, peut-être parce que les hommes ont encore du mal à percevoir les femmes comme des autorités intellectuelles. Dans l’enfance tout le monde a subi l’autorité d’une femme, sa propre mère : adultes, on a tendance à croire que les « vrais » maîtres à penser sont des hommes dg que la pensée des femmes, lorsqu’elles écrivent, n’est pas vraiment sérieuse.

Au début des années 80, une sorte d’interdit ne pesait-il pas sur la fiction ? N’était-elle pas considérée comme un simple « devoir de vacances », période pendant laquelle vous avez d’ailleurs écrit les Variations Goldberg ?

Ça a effectivement beaucoup changé. A l’époque, dominaient les discours politiques, structuralistes, linguistiques, psychanalytiques, féministes. J’étais arrivée en France avec l’idée que je voulais être romancière et je me suis retrouvée entourée d’intellectuels marxistes-léninistes, maoïstes ou trotskistes, qui voulaient faire advenir la révolution. La littérature ne faisait pas partie des priorités. On aurait le temps d’y revenir après la révolution, lorsqu’il y aurait enfin l’égalité sociale. Dans un premier temps, j’ai obtempéré. Les années 1986-1987 ont représenté un tournant pour moi : j’étais devenue mère, et une maladie m’avait fait effleurer l’idée de ma propre mortalité. A partir de là, je n’ai plus voulu faire que ce qui me tenait totalement à cœur. Je cessé de jouer à « l’intellectuelle parisienne » et, me rendant compte que Lacan, par exemple, ne m’aidait pas à vivre, me suis détournée de la théorie dure. D’autre part je me suis dit que c’était grave d’avoir fait une croix sur mon enfance et ma langue maternelle : écrire Cantique des Plaines en anglais a marqué une étape importante dans mon travail d’écrivain.

FRANCAIS/ANGLAIS – La « double langue » de Nancy Huston

Je fais deux versions de chaque roman, mais non des œuvres expérimentales dans lesquelles je mélangerais les deux langues. Ce qui m’importe c’est que l’histoire soit aussi forte et belle que possible, que mes personnages prennent vie dans le cœur des lecteurs. Je choisis la langue d’écriture de mes romans selon la langue que parlent mes personnages : par exemple, la première version de Lignes de faille était en anglais car tous les enfants s’y expriment dans cette langue, sauf Kristina qui parle allemand. Ces jours-ci, je remarque que je suis de plus en plus attirée par ma langue maternelle. Je la trouve plastiquement forte : les monosyllabes de la langue anglaise ont une force de frappe que je trouve stimulante. En revanche, je n’ai jamais écrit d’essai en anglais. Dès que je commence à « tenir un discours », comme disait Roland Barthes, je m’exprime en français.

Nancy-Huston-en-2008 | Aliette Armel

Nancy Huston en 2008

Structure du récit et personnages

La construction a une très grande importance dans votre œuvre romanesque : est-elle élaborée à priori ou se forge-t-elle petit à petit, en écrivant ?

Avant de commencer à écrire, je dois répondre à deux questions : la langue et la structure. Pour Une adoration par exemple, je ne savais pas à l’avance où l’histoire se passerait. J’ai laissé le livre de côté et quand je me suis remise au travail, j’ai trouvé l’idée du juge auquel tous les personnages s’adressent et ça m’a libérée : c’est toujours la contrainte qui me libère. J’ai compris ensuite que le livre se passait dans le Berry, donc en français, et j’ai pu l’écrire dans un grand bonheur. Pour Lignes de faille, j’avais simplement l’idée des quatre enfants dont les récits permettraient de remonter vers le passé. Une nuit, une insomnie magnifique m’a permis de voir la structure. J’ai pu alors commencer, écrivant dans l’ordre chronologique en sachant que j’allais inverser ensuite l’ordre des chapitres. J’avais procédé de façon analogue pour Cantique des plaines : comme le temps est un des grands thèmes de la philosophie de Paddon, le personnage principal, j’ai enclenché pour raconter sa vie une sorte de mouvement en spirale à travers le temps. Le passé jette une lumière sur le présent et, inversement, le présent éclaire le passé. Il n’y a aucune raison de raconter une vie dans l’ordre chronologique, de lui donner une apparence linéaire car nous ne vivons pas à sens unique.

Ce que vous cherchez à faire dans vos romans, c’est justement à créer des personnages qui vivent leurs propres vies et auxquels le lecteur peut s’identifier.

En écrivant L’espèce fabulatrice, j’ai compris comment fonctionne ce phénomène. On vit avec des gens dans notre tête – nos proches, les gens qu’on aime, ceux qui sont morts – et on leur parle en permanence ; en fait ce sont déjà, en nous, des personnages. Quand dans un roman un écrivain « campe » un personnage, il conduit ses lecteurs à vivre avec eux, à les ajouter à cette multitude qu’ils ont déjà dans l’esprit. La vertu du roman c’est d’encourager l’identification à des gens qui ne nous ressemblent pas. Si on rencontrait dans la vie quelqu’un comme Saffie, l’héroïne de L’empreinte de l’ange, on l’éviterait : c’est une sorte de zombie, figé et silencieux qui dégage quelque chose de désagréable. Mais si on la rencontre dans un livre, la démarche s’inverse, devient éthique : le lecteur s’interroge sur les raisons de son état. Il sait qu’il aura la possibilité de traverser les apparences, d’entrer dans son âme, sa mémoire et de comprendre ce qu’elle est devenue. Ce n’était pas agréable de vivre dans sa tête pendant le temps de l’écriture. Mais j’avais envie de savoir. Comme le lecteur.

Vous êtes donc vous-même envahie par vos personnages ?

Ils sont très réels pour moi. Je ne les confonds pas, pas encore – peut-être dans ma vieillesse ! – avec les personnes réelles que j’ai pu croiser. Mais je suis fascinée par cette double capacité qui est la mienne lorsque j’écris. J’ai l’impression d’être à la merci de ces voix qui m’habitent, d’être très humble et vulnérable. J’essaie de transcrire ce que je comprends d’eux, et lorsque l’ambiance est pour eux à l’inquiétude, je vis des moments parfois très durs. Pourtant, dans le même temps, je suis cette romancière professionnelle qui agence tout, réfléchit sur l’endroit où il faut mettre tel élément pour le retrouver plus tard ou sur la manière de déclencher des effets comiques. Une partie de mon cerveau est à l’abri de l’angoisse par laquelle je me sens, par ailleurs, totalement dévorée. C’est vertigineux. Car si on se laisse totalement déborder, on n’écrit pas, on est dans le cauchemar ou à l’hôpital psychiatrique.

Dieu, le Sens et le roman

Dans plusieurs de vos romans – Cantique des plaines, Dolce Agonia – Dieu lui-même apparaît et dans L’espèce fabulatrice, vous affirmez son existence en tant que personnage.

C’est en effet un des personnages les plus impressionnants que l’espèce humaine ait inventé. On ne peut pas dire qu’il n’existe pas, car ce qui existe dans la tête des gens a une réalité. Nous sommes pétris d’imaginaire et les effets de ce personnage-là sur l’humanité, depuis ses origines, qu’il s’agisse d’un dieu ou des dieux, des esprits ou des loas, sont spectaculaires. Les êtres humains se sont toujours dotés de cette compagnie imaginaire pour donner un sens à leur vie. Il ne sert à rien de vitupérer contre les dieux parce qu’ils aident réellement les gens à vivre, à supporter leur existence sur Terre. Je ne peux que constater l’importance de la foi dans la vie de certains, y compris de mes personnages. Dans Cantique des plaines, Paddon se dresse violemment contre l’éducation religieuse qu’il a reçue. On y trouve donc des passages très sarcastiques sur sa sœur missionnaire, ou sur la bêtise des croyants : s’ils remercient Dieu pour tout ce qui leur arrive de bien, pourquoi ne le blâment-ils jamais pour les catastrophes ? Paddon trouve ça totalement illogique. A l’inverse, dans Instruments des ténèbres, je me suis mise dans l’esprit de croyants avec beaucoup de tendresse. Les petits paysans berrichons croient en Dieu, Jésus, Marie, les saints et vivent avec eux de la même façon que la romancière Nada, autre figure du livre, vit avec ses personnages. Je suis athée, mais je ne polémique jamais contre la religion. J’éprouve même pour Jésus une affection féroce, car je trouve qu’il a besoin d’être protégé de toutes les horreurs qui ont été commises en son nom.

La question du sens est constamment présente dans vos livres. L’écriture n’est-elle pas pour vous un moyen de donner du sens ?

Le roman est un des grands pourvoyeurs de sens dans un monde désenchanté : il est né au XVII° et surtout au XVIII° siècles, au moment où les certitudes religieuses ont été ébranlées. Il ne remplit pas la même fonction éthique que la Bible ou le Coran (dire où est le bien, où le mal) mais par sa multiplicité même, permet à une autre éthique de naître, beaucoup mieux adaptée au monde moderne. Il préserve de ce que j’appelle, dans L’espèce fabulatrice, l’archétexte de l’humanité, cette relation dichotomique à l’autre : nous sommes dans le bien et eux sont dans l’erreur et le mal et nous menacent. Le roman nous aide à comprendre les autres de l’intérieur, y compris ceux qui ne sont pas comme nous, ne parlent pas la même langue, ne vivent pas dans le même univers culturel. C’est une éthique de la nuance, anti noir et blanc, une éthique des couleurs.

Nancy-Huston-Francia|Aliette Armel

2024 – Nancy Huston publie le roman Francia

Francia, une prostituée colombienne transexuelle est apparue dans l’imaginaire de l’auteure après une maraude avec une association dans le bois de Vincennes, puis un voyage et de nombreuses rencontres en Colombie. Francia a alors pris vie dans les rêves de Nancy, où elle a entendu sa voix et lui a parlé mentalement. Elle lui a ensuite donné force d’existence dans les mots, sur l’écran de l’ordinateur et le papier des livres mais surtout dans le cerveau de ses lecteurs où, par la magie du récit, Francia entre en convergence avec leurs souvenirs, leurs sensations, leurs désirs et leur permet de les vivre, en esprit, avec intensité et en toute liberté, quelle que soit la réalité qui, au même instant, les entoure.

Références

  • Aliette Armel, « Nancy Huston, La fabrique de l’imaginaire », Le Magazine Littéraire, n°475, mai 2008.
  • Nancy Huston, L’espèce fabulatrice, Actes Sud, 2008.
  • Nancy Huston, Francia, Actes Sud 2024
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