Quignard-Tresor-cache-photo|Aliette Armel

La photographie qui illustre le bandeau entourant le volume enveloppe cette fiction d’une aura conceptuelle. Cette composition formellement ordonnancée met l’émotion à distance, mais la rend aussi puissamment présente. Le vent pousse la jupe colorée d’une jeune femme blonde – debout, pieds nus, sur un tronc d’arbre scié – dans le même sens que l’arc de brume couronnant la cime des sapins peuplant la forêt qu’elle contemple. Seule, apparemment insensible aux morsures du froid caractéristiques de toute atmosphère brumeuse, elle fait face. Pull bleu et jupe fleurie, sa présence s’impose sur le fond vert sombre des arbres et vert clair de la prairie. Elle accueille ce qui vient de cet ailleurs. Elle est prête à quitter sa position hors sol pour se mettre en marche, pénétrer dans cette forêt et « se laver le torse, les poumons, l’âme de tout souci » jusqu’à ce que « le fond de son corps se réveille ».

Un début en forme de conte

« Trésor caché » s’ouvre sur un conte. Nous observons Louise, une femme de cinquante ans, saisie dans son quotidien par la douleur du deuil de son vieux chat Peer qu’elle vient de faire endormir par le vétérinaire. En l’enterrant dans son jardin au bord de l’Yonne, elle découvre un trésor dont elle dépense l’or en voyages au fil des fleuves, de ville en ville, d’hôtels de luxe en restaurants étoilés, en quête de beauté et de douceur. Mais « à la vérité, la mémoire / qui trop souvent lui impose l’afflux des souvenirs / est loin d’être douce ». Un dialogue finit par s’engager, au présent, entre l’humaine et les arbres, les mousses, les chardons et les orties… mais aussi entre Louise et Luigi, un homme rencontré au Cimetero Acattolico de Capri, puis retrouvé dans l’île de Procida… Et il s’en suit « quelques dizaines de jours de bonheur connus dans les îles. Un enchantement d’île en île », qui demeurent pour Louise un talisman inaltérable dont la chatte persane Köthene demeure le vestige, alors que se succèdent annonces funestes (maladie mortelle de Luigi-Ludwick-Ludovic), révélations éprouvantes concernant la mère de Louise, et événements dévastateurs où la nature manifeste sa révolte (ouragan détruisant leur appartement à Procida, tremblement de terre dantesque à Ischia qui suscite des pages aux relents d’épopée, subites montées des eaux inondant la maison de Bourgogne.)

« Le bonheur ne tombe pas du ciel car c’est d’abord une nuée qui se tient au-dessus de nous et qu’il s’agit de déceler. […] Le bonheur est extrêmement farouche : il faut savoir l’accueillir. […] Le perdu revient dans le bonheur. Il faut savoir traduire le bonheur dans les jours où quelque chose d’avant les choses, d’avant le jour, revient de la fusion et du temps et de la nuit. Il faut savoir fêter l’enfant prodigue, recevoir les bras ouverts le petit qui s’est perdu, le chat qui s’est égaré dans un autre jardin, qui a glissé de gouttière en gouttière sur le toit d’un garage trop lointain, sur les petites tuiles d’un bûcher étranger, il faut savoir hériter tout à coup de la brusque extase qui est sur le point de s’évanouir, du mot ancien qui réapparaît, d’un prénom miracle, un tutoiement subit dans les phrases particulières des heures, il faut savoir profiter de la résurrection à l’intérieur de sa vie. » p. 290-291

Quignard-tresor-caché-couverture|Aliette Armel

« Seul l’âge, dans le monde externe, constitue le trésor »

Tout est éprouvé du point de vue de Louise, tour à tour – et parfois d’une phrase à l’autre dans le même paragraphe – , à travers le « elle » du narrateur évoquant ses actions et réactions, ses émotions et les atmosphères qu’elle se crée – quand « Quasi nue, dans l’ombre des persiennes, elle cousait dans ce silence » – ou à travers le « je » du personnage, Louise, racontant elle-même la succession des événements bousculant le cours de son histoire, la propulsant dans une autre période de sa vie où il s’agit tout autant de se dépouiller que de gagner : « Jour après jour, en quelques mois, ma vie s’est miraculeusement approfondie. Amaigrie. Sublimée. Divorcée. Seule. Veuve. Orpheline… »

Dans la demeure d’Ischia héritée par Luigi de sa mère, le passé s’éloigne de Louise, et « elle ne pense qu’à elle. Elle est magnifique. Et plus elle ne pense qu’à son corps, qu’à ressentir son corps, plus elle irradie. Jusqu’au fond d’elle-même elle es radieuse. Elle se tourne vers la lumière que diffuse l’applique en cristal de l’entrée. Plus elle rayonne. Plus sa peau prend une teinte merveilleuse ».
Dans sa maison familiale de l’Aigle, après la mort du père de Louise, après la mort de de Luigi, le passé la rattrape, avec la découverte d’un très lourd secret concernant la disparition de sa mère.
Elle se découvre alors un autre destin en revenant dans la maison près de Sens, avec les deux chats, la persane Köethene et le chartreux Petit Ruisseau pour uniques compagnons.

Quignard-Librairie7L-avril2024|Aliette Armel

Pascal Quignard, avril 2024, soirée à la Librairie 7L (7 rue de Lille, Paris)

« Maintenant, sous ses doigts, c’est un autre bonheur. Ce n’est plus le piano Pleyel de l’Aigle. Ce n’est plus le Bechstein d’Ischia. Ses doigts courent sur le demi-queue Érard de Sens.
Sur le bois du piano ils forment deux petits tas : à droite, les derniers nocturnes de Chopin, à gauche les ultimes nocturnes de Fauré.
L’un verdâtre, l’autre gris. »

Et lorsque Louise se retrouve dans la cathédrale de Sens, elle pense à Abélard « accusé d’avoir composé des chants sublimes mais à l’évidence trop récents, laïques, sur le texte des psaumes de l’Ancien Testament ». Elle pense à Bach « qui dut payer une amende à l’église D’Arnstadt, condamné par le consistoire pour variations curieuses et accords étranges déroutant la communauté ».

Références

  • Pascal Quignard, Trésor caché, Gallimard, 304 p., 2025.
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