Nastassja-Martin-Nuages-Montagnes ï Aliette Armel

Anthropologue, Nastassja Martin est une chercheuse hors-normes, celle qui a affronté l’ours et qui en est revenue. Elle a expérimenté dans son corps la proximité entre les ours et les humains et les possibilités de dialogue entre les mondes. Elle a poursuivi sa quête en retournant auprès de la communauté Évène au Kamtchatka (Sibérie) où se pratique toujours une forme de rêve permettant d’établir un lien entre visible et invisible.

Dans la lignée de Bruno Latour et Philippe Descola

« Dire les paroles qui comptent, écrire les mots qui touchent deviennent des actes de liberté politique. » Cette phrase apparaît tard (p. 240) dans le livre que Nastassja Martin a consacré à son retour auprès du peuple Éven. Elle énonce pourtant avec clarté un des objectifs majeurs de son auteure : ébranler les certitudes de ses contemporains plongés dans l’opposition entre « Nature et culture » et dans l’étude scientifique d’une Nature extérieure aux humains avec laquelle il serait impossible d’établir aucune relation directe. Selon les postulats de ce naturalisme majoritairement occidental décrit par Philippe Descola, il suffirait de découvrir les lois scientifiques qui gouvernent la Nature et d’agir sur elles pour la maîtriser. « L’instabilité écosystémique actuelle » a conduit Bruno Latour à formuler une des interrogations puissamment iconoclastes dont il était coutumier : « Et si le naturalisme n’était qu’une parenthèse de l’histoire ? »

« Rêver doit redevenir une forme de résistance et donc d’action politique »

Pour prendre sa part dans l’immense chantier ouvert par les crises actuelles, Nastassja Martin a choisi de se plonger dans le quotidien d’une famille Even, peuple nomade du Kamtchatka, jadis éleveur de rennes, puis sédentarisé dans des kolkhozes. À l’effondrement du régime soviétique, la famille de Daria, est retournée dans la forêt d’Icha de ses origines et y a retrouvé un mode existence de chasseurs-pêcheurs dans un environnement aux avant-postes des bouleversements du changement climatique. Daria y cherche les réponses que les chamans – aujourd’hui disparus – obtenaient dans des rêves les mettant en lien avec toutes les catégories de non humains (animaux, mais aussi plantes ou même minéraux). Ils indiquaient aux humains des chemins assurant leur survie, leur sauvegarde, leur subsistance. Ils leur permettaient de redonner un sens à leur existence en renouant avec les temps mythiques où « les animaux et les humains parlaient la même langue et où tous se comprenaient ».

Retour chez les Évènes

« Daria m’a souvent répété cette phrase lorsqu’elle évoquait les animaux qui nous entouraient ou le temps qu’il faisait : nous les humains, sommes entre les deux, comme des ponts. Honorer notre humanité en ce sens, c’est se placer à cet endroit précis, au point de jonction entre ciel et terre, entre animaux et flux, en conscience des intentions, du regard et des mots posés dans le monde. »

Nastassja-Martin-Est-Reves | Aliette Armel

Rencontrer l’ours

Dans À l’Est des rêves, Nastassja Martin transmet son expérience de mois vécus au milieu de cette famille et des multiples tribulations de leur quotidien. Elle passe les enseignements qu’elle en a tirés – sur le plan de la géopolitique mondiale tout autant que de la réflexion philosophique sur la nature de « l’être » – au crible de recherches savantes fondées sur une bibliographie solide et sur des mises en résonance comparatives efficaces. Son écriture s’appuie sur une langue fluide qui ne recule devant aucun mot savant s’il est nécessaire mais ne s’enferme pas dans un jargon inaccessible. Elle s’exprime au « je » pour mettre farouchement à distance le leurre d’une objectivité scientifique dont les « pères » de l’écriture anthropologique française – Michel Leiris (avec L’Afrique fantôme) et Claude Levi-Strauss (avec Tristes tropiques) – avaient déjà montré l’impossibilité. Mais elle s’écarte de la forme autobiographique qui la placerait au centre : c’était le cas de Croire aux fauves (Verticales, 2019) où le récit de sa rencontre violente avec un ours permettait d’entrer dans l’univers de Daria dans la forêt d’Icha, dans le mode de relation au monde proposé par le chamanisme et ses capacités de métamorphose. Son ressenti personnel face à la violence éprouvée dans sa chair, aux souffrances physiques et mentales au fil de nombreuses opérations et de multiples séjours hospitaliers occupaient une part essentielle de ce livre qui a touché de très nombreux lecteurs.

Nastasja-Martin-Croire-fauves-ours | Aliette Armel
Établir le dialogue

« Comprendre guérir voir savoir prévoir tout de suite. Au fond des bois gelés, on ne « trouve » pas de réponse : on apprend d’abord à suspendre son raisonnement et à se laisser prendre par le rythme, celui de la vie qui s’organise pour rester vivants dans une forêt en hiver. J’essaie de trouver en moi un silence aussi profond que celui des grands arbres dehors qui se tiennent immobiles et verticaux dans le froid ». Nastassja Martin, Croire aux fauves

Réponses évènes aux crises

À l’Est des rêves relève le défi d’entraîner ses lecteurs à suivre Nastassja Martin dans son entreprise de découverte et de réflexion sur les « réponses évènes aux crises systémiques ». Elle ouvre la porte d’un univers trop souvent relégué aux marges et soumis aux destructions de la colonisation. Elle le décrit sans concession pour les compromis et les contradictions menaçant l’équilibre que Daria tente d’entretenir au sein de sa famille élargie : pour survivre il faut des moyens financiers que certains, même dans l’entourage de Daria, cherchent dans le trafic des zibelines et du caviar, contribuant à l’extinction des espèces. Nastassja Martin ne le cache pas. Elle ne livre aucune recette, aucun code d’accès à des pratiques magiques. Elle décrit, constate, s’ouvre et nous ses lecteurs avec elle, à un mode de relation au monde profondément étranger dont elle pense l’écoute et la prise en compte urgemment utile face aux bouleversements actuels.

Références

  • Nastassja Martin, Croire aux fauves, éd. Verticales, 2019, (Prix François-Sommier de la Maison de la Chasse et de la Nature 2020, Prix Mac Orlan 2020)
  • Nastassja Martin, À l’Est des rêves. Réponses Even aux crises systémiques, Les empêcheurs de penser en rond, 2022
  • La citation de Nastassja Martin placée en exergue est tirée d’un entretien de l’auteure publié en ligne par la revue Reporterre
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  1. NANSOT Bénédicte 17 novembre 2023 à 11 h 19 min-Répondre

    Merci Aliette. Cela me donne très envie de lire ses livres. Se reconnecter au vivant intuitif, l’humain à la jonction du ciel et de la Terre, entre le monde animal et le rêve…

    • aarmel 17 novembre 2023 à 11 h 27 min-Répondre

      Merci Benédicte ! Et peut-être l’article que je publierai demain ou après demain sur le roman de Clara Arnaud rencontrée à Mouans-Sartoux, « Et vous passerez comme des vents fous » (Actes Sud), te donnera-t-il envie aussi… Oui, il y a une floraison d’auteurs/auteures qui en ces temps difficiles défrichent des chemins inusités et qui peuvent nous aider à poursuivre le notre !

  2. […] avec l’ours – qui l’attaque et l’entraîne dans l’univers chamanique – elle invoque l’anthropologue Nastassia Martin : dans Croire aux fauves, elle fait le récit de sa confrontation avec un ours qui a intensifié sa […]

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