Cercas-Fou-de-Dieu-image|Aliette-Armel

De l’aveu même de son auteur, ce livre est « le plus extravagant qui soit, un mélange de chronique, d’essai de biographie et d’autobiographie, une expérimentation bizarre, un bric-à-brac, si possible un festin regorgeant de plats, une folie solidaire avec la démence du fou de Dieu, une expérience joyeuse et complètement dingue, un méli-mélo de genres au cœur duquel étincelleraient, pareilles à des morceaux de lave brûlants dans un cratère en activité, la résurrection de la chair et la vie éternelle. »

Quand un écrivain athée voyage avec le pape jusqu’en Mongolie pour l’interroger, au nom de sa mère, sur la vie éternelle

Par l’intermédiaire de Lorenzo Fazzini, responsable éditorial de la maison d’édition du Saint-Siège, – le Vatican a proposé à Javier Cercas de faire partie de la délégation papale en Mongolie, en août 2023, pour écrire un livre sur ce voyage, le pape et l’Église, en toute liberté et avec un accès facilité à tous ceux qu’il souhaiterait rencontrer. La réponse instinctive de l’écrivain, athée incorrigible, laïc militant et impie obstiné a semblé sans appel : « Vous ne savez pas que je suis quelqu’un de dangereux ! ». Par ailleurs, Cercas n’a pas oublié les clichés sulfureux qui courent sur « la curie du Vatican, essentiellement composée de prêtres impies qui descendent dans de vieilles catacombes illuminées par des torches pour s’adonner à des messes noires, des rituels sataniques et des orgies avec des Walkyries nazies. »

Mais, Cercas, tout à coup, « se rappelle sa mère en vie et son père décédé, tous les deux d’inébranlables catholiques. Depuis le décès de son père, sa mère (92 ans et atteinte de la maladie d’Alzheimer) n’arrête pas de répéter qu’elle va le retrouver après sa propre mort, et il se dit que, s’il pouvait rester quelques minutes en tête à tête avec le pape et lui parler de la résurrection de la chair et de la vie éternelle et lui demander si c’était vrai que sa mère reverrait son père, alors écrire ce livre révélerait tout son sens. »

Son accord est donc donné et le motif obsessionnel est énoncé. Tout au long de 472 pages il va revenir en boucle. Cercas interroge inlassablement tous les catholiques qu’il rencontre – des cardinaux de la Curie jusqu’à un couple de fidèles mongols qui a bien du mal à comprendre le sens de sa question. Il leur demande « s’ils croient à l’au-delà. Le Christ est ressuscité et nous allons ressusciter aussi : c’est l’essence du christianisme, n’est-ce pas ? »

Mais la seule réponse capable d’être prise en considération, est celle que formulera le pape lui-même. Au sortir de leur entretien dans l’avion vers la Mongolie, Cercas ne révèle rien. Qu’a répondu le pape lorsqu’il lui a demandé « est-ce que je peux dire à ma mère qu’après sa mort elle reverra mon père » ? Le suspense demeure, pendant tout le livre. C’est à sa mère, à son retour en Catalogne, que Cercas révèle la réponse du Fou de Dieu, et, les lecteurs qui ont eu la patience d’attendre 464 pages pour entendre cette confidence, ont la surprise de découvrir une formule qui claque et dont la brièveté affirme une étonnante certitude !

Questions religieuses versus sujets politiques

Avec le succès de son livre, Javier Cercas démontre la pertinence d’une autre de ses assertions, elle aussi postulée et discutée sans relâche tout au long de ses échanges avec les multiples participants au voyage (journalistes, membres de la curie, missionnaires) ! Parler de questions spirituelles et pas seulement politiques est une nécessité et, contrairement aux craintes des vaticanistes, la thématique religieuse ne fait pas fuir les lecteurs lorsqu’elle est évoquée avec des mots d’aujourd’hui et sur un mode qui n’exclut pas de possibles résonances poétiques.

Évoquer avec le pape des questions spirituelles (ce que font trop rarement les journalistes) est particulièrement important dans le cas de François, lui qui entend replacer le religieux et Jésus-Christ au cœur de l’Église et dont « la seule prétention est d’annoncer l’Évangile ». Il est profondément imprégné de spiritualité jésuite, pratiquant le discernement pour « lire les signes de Dieu dans l’Histoire ».

Certes politique et religieux sont intrinsèquement mêlés lorsqu’il s’agit de papauté. Lutter contre le cléricalisme et ses dérives, proclamer que le Vatican doit être au service de l’Église et non l’Église au service du Vatican, casser les codes et les rituels concernant son lieu d’habitation et l’ordinaire de ses repas, reprendre le « louez sois-tu seigneur » de Saint-François d’Assise comme titre d’une encyclique écologique « sur la sauvegarde de la maison commune », croire en la synodalité, aux vertus du processus collectif, sont des actes qui proclament la foi du pape François, sa quête d’un retour à la pauvreté et à l’humilité prêchées par l’Évangile, mais ils sont tout autant de signes politiques qui ont valu des opposants farouches à ce pape particulièrement attaché à la dimension sociale de l’Église, attentif à trouver Dieu partout, particulièrement dans la compagnie et le service des plus fragiles et des plus pauvres.

Quant aux voyages internationaux du pape, ils sont le plus souvent réduits par les commentateurs à leurs retombées politiques. Ainsi, bien des vaticanistes sont restés persuadés que le voyage en Mongolie n’était pas destiné à visiter et conforter une communauté catholique naissante en terre bouddhiste mais à infléchir les relations avec la Chine voisine.

« Je suis jaloux des gens qui ont la foi chevillée au corps »

« François était un personnage extrêmement complexe, avec un caractère très difficile et autoritaire. Il n’était pas un pape parfait, immaculé, mais un homme en lutte avec lui-même, extrêmement conscient de ses faiblesses et de ses péchés, qui a bataillé à mort pour être la meilleure version de lui-même. La première chose qu’il a dite après avoir été élu pape, c’est qu’il était un pécheur. Mais l’Eglise n’est pas le lieu des triomphants, elle est celui des gens qui se trompent : d’ailleurs, Jésus a choisi comme premier chef de l’Église l’apôtre Pierre, qui l’avait trahi trois fois ! François était un personnage extrêmement complexe, avec un caractère très difficile et autoritaire. Il n’était pas un pape parfait, immaculé, mais un homme en lutte avec lui-même, extrêmement conscient de ses faiblesses et de ses péchés, qui a bataillé à mort pour être la meilleure version de lui-même. La première chose qu’il a dite après avoir été élu pape, c’est qu’il était un pécheur. Mais l’Eglise n’est pas le lieu des triomphants, elle est celui des gens qui se trompent : d’ailleurs, Jésus a choisi comme premier chef de l’Eglise l’apôtre Pierre, qui l’avait trahi trois fois ! » (Entretien avec Javier Cercas publié dans Le Monde (12/10/25))

Cercas-Fou-de-Dieu-bout-du-monde-couv|Aliette Armel

« Tous missionnaires ! »

Et pourtant… dans le discours prononcé par le pape place Saint-Pierre à son retour, nulle mention de la Chine ni d’une quelconque interraction diplomatique. « Il dit combien est petite l’Église de Mongolie, il parle […] de l’enthousiasme évangélique des missionnaires de Mongolie, de l’inculturation qui n’est pas aisée en Mongolie, de l’ouverture de la maison de la Miséricorde dans le district de Bayanzürkh et de la rencontre interreligieuse qui a eu lieu au Hun Theatre. » Les missionnaires sont considérés par le pape et la curie, comme « la partie la mieux portante de l’Église » et Lorenzo Fazzini les décrit comme une « armée de fous répartis dans le monde entier », porteurs d’histoires incroyables, des gens qui ont construit dix hôpitaux et qui transforment du tout au tout une zone misérable dans un pays misérable. Mais il y a aussi un autre genre d’histoires, des histoires silencieuses : des missionnaires qui passent cinquante ou soixante ans dans un endroit tellement perdu que même leur propre congrégation ne se souvient plus qu’ils se trouvent encore là-bas… » Ce sont eux qui portent témoignage de ce qui se vit à l’autre bout du monde, au quotidien des peuples plus que de leurs dirigeants.

Javier Cercas a été fasciné par tous les missionnaires qu’il a rencontrés en Mongolie et à l’occasion d’un diner à son retour, il annonce « J’ai trouvé la solution à tous les problèmes de l’Église » et face au silence suscité par son intervention, il proclame « Tous missionnaires ! ».

Conclusion

À son départ, son épouse avait lancé à Javier Cercas : « Ne reviens pas à la maison transformé en soldat de François !» Quant à Lorenzo Fazzini, le responsable éditorial de la maison d’édition du Saint-Siège, il lui a interdit de se convertir, pendant au moins les quatre prochaines années, sinon son livre perdra toute sa valeur !

Javier Cercas semble avoir obéi, sur ce point, tant à sa femme qu’à Lorenzo Fazzini. Son point de vue, toujours extérieur, sur les questions de la foi, de la vie de l’Église et de la figure de son chef lui permet de brosser un tableau étonnamment libre des personnalités de la curie romaine, des journalistes « vaticanistes », des missionnaires. Il compose un portrait vivant et lucide de Bergoglio (le pape François). Parti en quête de son secret, il nous révèle que « le secret de Bergoglio, c’est qu’il n’a aucun secret » et qu’au-delà de sa personnalité complexe, il faut conserver pour le décrire deux caractéristiques essentielles : le fait qu’il a terminé tous ses discours en se reconnaissant pêcheur et en demandant qu’on prie pour lui et le mot qui a le plus souvent servi pour décrire sa papauté : « miséricorde ». La miséricorde existe, affirmait-il, « quand la misère de l’autre pénètre dans mon coeur » et elle se traduisait dans sa vision de l’Église comme « un hôpital de campagne après une bataille ».

Références

Javier Cercas, Le fou de Dieu au bout du monde, trad. de l’espagnol par Aleksandar Grujičić et Karine Louesdon, Éditions Actes Sud, 744 p., 2025.

  • Prix Jacques Delors du livre européen 2025
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