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À moins de 30 ans, Miquel Barceló (né à Felanitx, Majorque, en 1957) est projeté par les marchands aux avants-postes de l’art international. Appartement à Central Park, atelier de huit cents mètres carrés dans le Marais, grande propriété sur son île natale de Majorque : riche et célèbre, il est une des stars du retour à la peinture qui marquent les années 1980. Et pourtant…

« Pendant quinze ans, j’ai fait de la peinture sans rien gagner, mais la vie à Barcelone dans les années 1970 était une vie plus solidaire, on vivait de pas grand-chose. Puis tout a démarré, avec la danse des marchands. »[…]« Une fois passée la surprise de gagner beaucoup d’argent, je me suis aperçu que ça ne pouvait rien changer. Ma vie était déjà trop liée à ma peinture. »

S’enfuir en Afrique

« À un moment, j’ai senti le besoin de partir, c’était presque mystique, je voulais me nettoyer de quelque chose ». Avec son complice de toujours, Javier Mariscal, (ils ont déjà parcouru ensemble le Portugal), il s’enfuit en Afrique à bord d’une Land Rover remplie de matériel pour peindre. Il découvre le désert, dessine dans les dunes, sent son regard changer – puis …

« Au Mali, quand je suis arrivé pour la première fois en 1987, j’ai ressenti quelque chose de familier. J’aimais mon atelier de Gao » où il travaille souvent allongé par terre, mais aussi en plein air sur une terrasse dominant le marché ou sur le fleuve Niger sur lequel il navigue, au bord de sa pirogue.

Il se sent accueilli par les Dogon, le peuple des bords de la falaise de Bandariaga creusées de grottes, comme celles de son enfance majorquine. Il apprend la céramique auprès des femmes pratiquant une technique similaire à celle du néololithique. Il retrouve le pouvoir du regard, le sens de la vie et du monde à travers « une cosmogonie particulière, quelque chose à la fois du monde grec et de la culture animiste. D’une beauté grandiose. »

Il passe six mois par an dans sa maison en terre de Gogoli, au dessus de la falaise, jusqu’en 2012 (le pays devient alors trop dangereux).

« Depuis 25 ans, je me suis servi de l’Afrique comme mesure de toute chose et tout me semblait terne et morne en comparaison ». « Je vois le monde comme un Dogon. L’animisme c’est une façon d’être au monde. »

Carnets d’Afrique

Depuis  l’âge de 10-12 ans, Miquel Barceló vit en peignant, en dessinant, en couvrant des feuilles de listes de noms et d’images de poissons, de livres, de figures…

Quant il voyage, il accumule les carnets, où il capte les moindres objets (fossiles de poissons, bouteilles), les petits détails (insecte ou caillou), des silhouettes de femmes, des têtes d’hommes, mais aussi les flaques de lumière sur le sol, en utilisant tous types de techniques : lavis, aquarelle, collage, griffages, annotations, notes de journal, listes de mots, tout en luttant contre de multiples parasites …

« L’insomnie, la diarrhée.
Le vent, qui m’arrache mes peintures, la poussière, la chaleur et des heures d’ennui mortel. Et d’un coup comme un éclair, une image, une odeur, un rien qui traversent mon corps d’un bonheur absolu jamais connu ailleurs, pour un instant.
C’est ça le mal d’Afrique? » (6.XI.94)

Barcelo-Carnets-Afrique|Aliette Armel

Fidélité à l’enfance

De la vida mía… ce livre paraît dans la collection « Traits et Portraits », dirigée par Colette Fellous. Elle a travaillé 20 ans avec Miquel Barceló pour faire aboutir ce projet d’un autoportrait en mots et images. Il rend manifeste la cohérence du parcours d’un homme  que son enfance n’a jamais quitté : « Majorque est mon île de naissance, je suis né d’elle. J’ai tout appris de mon enfance. La mer, c’est ma respiration. Mon corps fait partie de la nature. Peindre, nager, lire. C’est ce que je fais depuis toujours. »

Peindre… sa mère l’entraînait avec elle lorsqu’elle partait peindre dans la nature, elle lui avait acheté un petit chevalet et à l’âge de 10 ans, il avait son propre atelier dans un étage délabré de leur grande maison et un professeur particulier dont le nom demeure gravé dans sa mémoire : Jaume Rosseló Cándido.

Plonger… dans la mer et attraper des poissons… mais aussi courir dans les champs, faire les vendanges, apprendre le nom des arbres et des oiseaux, « tuer et vider des lièvres et des agneaux, les cuisiner. Je peins souvent ce que je tue ou mange. Mais pas que. Au Mali, chez les Dogons, j’ai cru retrouver le monde de mon enfance. Sans la mer mais avec des grottes et des falaises. ce que je n’avais pas saisi à dix ans, je l’ai appris avec eux. Tout était intensité. » Et aujourd’hui encore, lorsqu’il revient à Majorque, Barceló, après son travail à l’atelier « plonge et nage pendant deux heures jusqu’à la nuit ».

Lire… depuis qu’il a su lire à l’âge de 3 ans, puis qu’à 4 ans sa mère l’a présenté à la bibliothécaire de Felanitx, Miquel Barcelò lit, tout le temps, partout, Don Quichotte à l’école primaire, Rimbaud, Baudelaire, Nerval à douze ans, et à Ségou en 1998, il note … « J’ai déjà lu tous les bouquins que j’avais apportés, Sartoris [de Faulkner]  trois gros Dickens, Dôme [Dôme ou un essai d’occupation de François Augiéras, [1925-1971] peintre et écrivain qui vivait dans une grotte près de Périgueux…]… jusqu’à vingt. Ensuite j’ai trouvé Salinger chez les papetiers de Ségou et le deuxième volume des mémoires de Hampâté Bâ [écrivain et ethnologue malien, grand défenseur de la culture de l’Afrique de l’Ouest], même si ça m’agace un peu. Soit. Je lirai paisiblement les poèmes de Mallarmé, un par jour. »

Barcelo-Bowles-Guibert|Aliette Armel
Un rapport particulier au livre

Comme bien des peintres, Miquel Barceló a réalisé des livres avec des amis écrivains : livres dits d’artiste, où textes et images entrent en dialogues et résonances. Et les catalogues de ses expositions sont accompagnés de textes littéraires ou critiques.

De manière beaucoup plus originale, il a été à l’initiative de fictions, inspirées par son propre personnage et son milieu de vie, nourries par des entretiens avec les écrivains acceptant ce projet hors du commun.

Il a ainsi rencontré à plusieurs reprises Paul Bowles à Tanger. À partir de leurs dialogues, Paul Bowles a écrit La Boucle du Niger, où une américaine vient retrouver son frère peintre dans un village malien. Cette aventure angoissante peuplée de rêves, de morts et de fantômes est l’ultime texte de Paul Bowles que Barceló a eu beaucoup de mal à faire publier. Peu lui importe la manière dont Bowles décrit la figure du peintre !  Barceló suscite la fiction non pour plaire mais pour jouer avec la réalité, ce grand pouvoir de la littérature. C’est une part importante de son existence : romancer la vie pour qu’elle devienne acceptable.

Le personnage de Yannis, créé par Hervé Guibert dans L’homme au chapeau rouge (publié, lui aussi, à titre posthume en 1992) est un peintre démiurge, « bourreau de lui pour son oeuvre », doué d’un grand « talent à en tirer de l’argent, le plus possible, des montagnes d’argent » et disparaissant parfois, des jours, des semaines sans que sa femme ni son entourage ne sachent où il est parti. Ce roman est également très inspiré par une sordide affaire de faux tableaux du peintre qui circulent sur le marché, entraînant enquêtes et procès : Barceló a connu cette situation, sans en faire état dans ses entretiens. Le fait qu’Hervé Guibert l’ait ainsi révélé n’a en rien entamé son amitié pour l’écrivain mort du sida : « Je n’ai pas oublié la présence crucifiée de douleur de mon ami Hervé Guibert, très malade, et que je portais pour le baigner ». (entretien avec Fabrice Gaignault, dans Transfuge, février 2024).

Quand le démiurge déploie son énergie…

Ce peintre, Miquel Barceló, qu’Hervé Guibert a décrit comme doué d’un grand talent pour tirer de son oeuvre grandiose « de l’argent, le plus possible, des montagnes d’argent », sait aussi obtenir des budgets colossaux pour réaliser des projets expérimentaux et démesurés, au prix de prouesses techniques inédites.

  • Chapelle de Palma de Majorque (2001-2006) – Fresque gigantesque de 300m2, réalisée avec de l’argile et de la céramique supposant – vu son poids – la conception d’un système d’accrochage spécifique.
  • ONU-Genève (2008) – Fresque multicolore sur la coupole mobilisant des tonnes de peinture pulvérisées par un canon spécialement conçu pour projeter 1000 litres à la minute.
  • BNF-Paris (2016) – Le grand verre de terre : oeuvre éphémère de 190 m de long sur 6 mètres de haut. Barbouiller sur de l’argile fraîche toutes les fenêtres recouvertes de films plastiques de l’allée Nord du haut-de-jardin de la Bibliothèque nationale de France. Puis y dessiner et « sgraffier » des dessins monumentaux, débordant sur plusieurs des vitres; en jouant sur la lumière traversant l’argile.
  • Domaine de Chaumont-sur-Loire (2024)Grotte en céramique (en hommage à la grotte Chauvet) pesant 8 tonnes et ornée d’une foison de détails, à l’intérieur comme à l’extérieur. Un four spécial a du être construit pour cuire la pièce à Majorque, puis un « convoi exceptionnel » a été mobilisé pour la transporter du port où elle a été débarquée dans le sud de la France jusqu’à Chaumont.
Tenter de déchiffrer l’énigme du monde

De la vida mía… le titre du livre qui permet ainsi de saisir des éclats d’une vie et d’une oeuvre hors du commun, est tiré de la première phrase du sonnet XXI de Luis de Gongora, né et mort à Cordoue (1561-1627). « Hermoso dueño de la vida mia »… ce poète se voulait « un seigneur sans illusions dont tout l’effort, le combat  » (ou le jeu) est d’opposer au néant ignoble la beauté la plus éclatante, la plus dense, la plus ferme possible : pour le plaisir, la jouissance, l’honneur ». Par « l’or de la parole », Gongora défie la noirceur du néant dont il n’a jamais douté.

Depuis l’enfance, Miquel Barceló défie ce néant ignoble par la peinture. Il s’est toujours senti mu par cette énergie là, celle de la peinture qui lui permet de rendre compte de son monde de terre et de mer, de grottes, de falaises et de rocs, de poissons, d’oiseaux et de chiens.

Il est une force de la nature, un démiurge poursuivant, sans relâche, une entreprise à laquelle il se voue depuis toujours : « tenter de déchiffrer l’énigme du monde », au-delà des doutes qui l’ont souvent conduit au bord du pire, évité par des virages radicaux qui n’ont jamais remis en cause son pouvoir de faire : peindre, modeler la terre, saisir par les mots ou le dessin ce qu’il voit.

« L’art c’est une métaphore du monde, de l’univers
Une vision globale du monde, la vision scientifique ou le regard superficiel versus la vision en profondeur.
L’art n’est pas le reflet de la vie, c’est une forme de vie, une bien étrange forme de vie des fois, mais…
La technique progresse, des fois, de manière discutable, l’histoire de l’art progresse, si on en croit les livres mais les œuvres d’art sont étrangères à toute idée de progrès.
Des fruits de l’esprit (…) à travers les siècles et malgré les conflits les plus sanglants se montrant comme d’un élan de transcendance, dépassant les misères des artistes et nous concernant. Encore et toujours »

Références

  • Miquel Barceló,  De la vida mía, Mercure de France, coll. Traits et portraits, 2024
  • Miquel Barceló, Carnets d’Afrique, texte établi par Patrick Mauriès avec le concours d’Amélie Aranguren, Le Promeneur, 2003.
  • Paul Bowles, La Boucle du Niger, trad. par Claude-Nathalie Thomas, éd. Eric Koehler, 1996
  • Hervé Guibert, L’Homme au chapeau rouge, Gallimard, 1992
  • Fabrice Gaignault, « Miquel Barceló, le magicien de la terre », Transfuge, n°175, fév. 2024, p. 99-107.

Cet article Barceló – De la vida mía : Peindre, plonger, lire a d’abord fait l’objet d’une conférence présentée par Aliette Armel le 23 avril 2024, dans le cadre de la première manifestation « Le livre se livre », organisée par l’association CAEL à Plougrescant (cinq journées d’expositions, ateliers et conférences, autour du livre d’artiste avec la participation de professeurs de l’École Estienne (Paris)).

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