24 Janvier 2024

Chaussure à son pied

par Françoise P.

Découvrez comment la rupture du lacet de chaussure de Paul annonce d’autres ruptures lors de la fête des soixante ans du père de Grégoire.

Le texte de Françoise P.

Au moment où Paul lace sa deuxième chaussure, de couleur gold, s’harmonisant parfaitement avec son costume bleu marine, et qu’il en achève le nœud, le lacet se rompt ; il ne lui reste dans la main qu’un aglet métallique.

Il pense immédiatement que c’est un signe, qu’il ne doit pas aller à la fête des soixante ans du père de son petit ami Grégoire.

Grégoire a beaucoup insisté pour qu’il vienne, se vantant d’avoir des parents particulièrement ouverts d’esprit. Paul n’en est pas convaincu, selon lui ce sont des bourgeois coincés. Grégoire a beau s’en défendre, ses géniteurs ont assurément saupoudré sur lui la fine poussière dorée qui ne trompe pas et qui le rend à la fois désinvolte et guindé, parfois dédaigneux.

C’est une fête à laquelle une centaine de personnes doit participer, l’avantage est que Paul passera inaperçu. Il faut qu’il y aille, Grégoire ne lui pardonnerait pas de se dérober. Comme à l’accoutumée sa curiosité est la plus forte et lui permettra de surmonter sa timidité naturelle.

Une idée lui traverse l’esprit, il n’a plus le temps ou plutôt la possibilité de changer de chaussures et par malice il remplace le lacet manquant par un modèle noir et plus grossier prélevé sur une de ses innombrables paires de baskets. Qui verra ses pieds ?

Il saute dans un taxi qui file à travers la ville en direction du quartier huppé où habitent les parents de Grégoire. Celui-ci l’attend avec une impatience visible sur le perron de l’hôtel particulier de sa famille et l’accueille d’un glacial : « Qu’est-ce que tu faisais ? » puis il sourit, charmeur, et le cœur de Paul chavire.

Le ballet commence alors, Grégoire le présente brièvement par son prénom, d’une voix presque inaudible, à ses amis, à sa famille, et les coupes de champagne s’enchaînent. Ils passent tous les deux d’un groupe à l’autre sans rien échanger qu’une salutation de circonstance comme si Grégoire, le fils de la maison, ne voulait pas présenter Paul comme son petit ami.

Paul en est un peu agacé mais l’alcool aidant, il finit par glisser d’un visage à un autre sans davantage s’en émouvoir. Il ne voit personne, il salue tout le monde. Il s’empiffre de mets délicieux dont il finit par ne plus distinguer les goûts différents tant il ingurgite avec frénésie tout ce qui se présente : les petits fours, les huitres chaudes, le foie gras, les préparations délicieuses qu’il saisit rapidement dans de petits ramequins reposés aussitôt sans précaution sur le tissu encore immaculé des nappes blanches.

Le silence se fait tout à coup et Paul comprend au mouvement des convives que le diner va être servi. Il faut se diriger vers la salle à manger.

Grégoire a disparu depuis un moment prétextant qu’il devait surveiller les musiciens et s’assurer que les pièces de musique s’enchaineront dans le bon ordre. Le père de Grégoire est un fin mélomane et voue une admiration inconditionnelle à Bach.

Paul, déjà bien alcoolisé, se met à divaguer et à l’évocation de Bach, il imagine les invités maniant leurs couverts suivant le rythme plein d’énergie d’une toccata.

Grégoire le rejoint et lui reproche son ébriété qui commence à devenir visible. Paul en rit bêtement. Il tient le bras d’une jeune fille qu’il a prise apparemment comme confidente ; elle subit sans rien dire ses divagations. C’est une certaine Julie qui à l’air aussi mal à l’aise que lui ; c’est sa bouche sensuellement ourlée et à l’arc de cupidon parfait qui ont attiré Paul, une bouche qu’elle ne mérite pas a-t-il pensé.

Grégoire lui apprend que c’est une cousine provinciale qu’il connait à peine ; il ne sait pas pour quelles raisons elle a été invitée ce soir.

Il les embarque tous les deux vers la salle à manger où les invités sont déjà attablés. Il ne sera pas difficile de trouver leurs places ; en remontant la tablée ils ont la désagréable surprise de se voir regroupés dans le coin le plus sombre, à l’endroit où la grande table fait un coude à hauteur de l’accès aux cuisines. Grégoire est blanc de rage, il ne s’est pas méfié. C’est son frère aîné qui a établi le plan de table. En se retournant, Grégoire l’aperçoit à l’autre bout de la salle qui pérore en terminant le discours préparé en l’honneur de son père. Leur géniteur rose de satisfaction et de fierté mêlées, sourit aux anges. On applaudit et les premiers plats sont présentés.

Pour la première fois de la soirée, Grégoire jette un coup d’œil à sa mère ; elle est occupée à dissimuler une tache de vin qui apparait grandissante à la hauteur de sa poitrine généreuse ; une nouvelle façon de signaler à tous son alcoolisme qui, lui aussi, prend de l’importance.

De son côté, Paul s’est tu, il s’est assis à la place qui lui est échue. Il dévore mécaniquement les plats proposés et boit encore plus. Après ce moment de répit, il reprend la parole pour faire une cour salace à Julie. Elle rougit à vue d’œil tout en picorant la nourriture qui lui est servie. L’alcool ne lui est d’aucun secours pour se mettre au diapason, elle le refuse à chaque fois qu’on lui en présente.

Vers la fin du repas, Grégoire se lève et rejoint son père qui a découvert tout à coup que son cadet était à l’autre bout de la gigantesque table. Il s’est subitement avisé qu’il conviendrait peut-être de lui proposer de porter un toast. A lui-même ou à sa réussite, c’est à voir.

A ce moment-précis, Paul disparait sous la table à l’étonnement de ses voisins qui sourient niaisement. Paul réapparaît agitant dans la main droite son lacet noir dépareillé, en ceint le cou de Julie qui n’a pas le temps de réagir si ce n’est en devenant encore plus cramoisie. Paul lève son verre en demandant d’une voix soudain bien affirmée l’attention de l’assemblée, on se tourne vers lui, le père au loin marque un temps d’arrêt. Paul, son verre à la main, tentant de mettre un genou à terre, déclare solennellement qu’il demande Julie en mariage. Certains s’esclaffent, d’autres applaudissent, le père fait des moulinets en direction des serveurs.

Paul finit par choir en s’éclaboussant de vin rouge alors que le gâteau d’anniversaire est apporté fort opportunément et les assiettes renouvelées comme par magie. Pendant qu’on découpe la pièce montée crémeuse, les nouveaux fiancés sont exfiltrés par les serviteurs barbouzes du moment. Grégoire a disparu. Paul se retrouve seul sur le perron et dans sa marche titubante a perdu sa chaussure sans lacet. On lui a commandé un taxi vers lequel on l’accompagne. Paul voudrait dormir, simplement dormir ; affalé sur le siège de la voiture, il caresse avec un geste amoureux son beau costume taché.

 

Références

  • Thème de l’atelier au cours duquel a été écrit ce texte : la relation à la fête.
  • Proposition d’écriture : Décrire une fête privée, familiale ou amicale. Son décor, ses boissons et victuailles, sa musique mais aussi ses rencontres, ses dialogues, la façon dont les participants agissent et interagissent. C’est une fête où les possibilités de crise (quelles qu’elles soient) sont évitées. La fête demeure heureuse et sereine, même si elle suscite chez chaque participant une grande variété d’émotions, d’excès de boissons ou de paroles éventuels, des turbulences intérieures et des désaccords politiques ou culturels.
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