24 Janvier 2024

Les reines-marguerites

par Catherine P.

Jean et Hélène sont proches depuis leur naissance. Leur lien d’amitié va se nouer définitivement autour des reines-marguerites de la mère Gillet.

Le texte de Catherine P.

Ils se connaissaient depuis toujours. Leurs mères avaient accouché presque en même temps. Le père de Jean avait conduit la mère d’Hélène à la maternité dans sa camionnette de livraison la nuit de sa naissance. Une photographie en noir et blanc les montre tous les deux vers trois ans. Jean serre dans son poing fermé la poignée d’une petite valise de carton bleu. Hélène porte un panier en paille jaune orné d’un ruban rouge. Ils se tiennent par la main et regardent l’objectif. Il a de longs cheveux bouclés, elle est coiffée d’un chapeau de toile posé sur deux couettes blondes en forme de coquillage.

Les parents de Jean, épiciers, n’avaient guère de temps à lui consacrer. La mère d’Hélène ne travaillait pas. Elle s’occupait du ménage, du poêle à bois, des enfants. Elle accompagnait les devoirs le soir. Dans le quartier, les enfants jouaient sur le trottoir qu’ils arpentaient en terrain conquis. C’était surtout des garçons, les mères gardaient les filles à la maison. Hélène, grâce à la présence de Jean, avait le droit d’y jouer aussi.

Ce jour-là, ils s’ennuyaient ferme dans la grande cour pavée des deux immeubles vétustes. Une vieille femme chaussée de charentaises et sempiternellement vêtue d’une blouse à carreaux habitait au rez-de-chaussée d’un des deux bâtiments. Elle avait avec les enfants des rapports ambigus : tantôt grand-mère gâteau leur offrant quelques fritures de Loire pêchées par son mari retraité, tantôt harpie les chassant hors de sa vue. Cet après-midi-là, elle était sortie sur le pas de sa porte-fenêtre et elle avait prié le drôle et la drôlesse, comme elle disait, d’aller se faire voir ailleurs. Ils s’étaient cachés derrière le fourgon bleu de l’électricien du quartier. La mère Gillet était vraiment méchante. Ils ne faisaient pas de mal. Comment remplir cette journée si vide ? Les autres copains de la bande étaient ailleurs, au foot ou bien chez eux. Tandis qu’ils se concertaient avec tristesse, Hélène avisa les reines-marguerites de la mère Gillet. Les grandes fleurs à haute tige, au feuillage touffu, étaient la fierté de la vieille dame. Le long des murs de tuffeau décrépits, elle en semait des rangées qui habillaient la misère des lieux. Elle en guettait la première floraison. Hélène, tout en parlant, prit entre le pouce et l’index un bourgeon vert et refermé. Elle lui imprima un mouvement sec en tournant vers le bas. La tige gorgée de sève claqua dans un petit bruit juteux. Entre ses doigts, la tête du bourgeon avorté sentait une odeur de prairie. Jean la regarda sans sourire et à son tour, tendit la main vers le rideau des fleurs. Méthodiquement, un par un et chacun leur tour, ils coupèrent à ras de tige les boutons prometteurs.

Quand ils eurent terminé de ravager l’ensemble, ils s’observèrent en silence. Où cacher les cadavres ?

Jean eut l’idée de faire glisser latéralement la vitre du conducteur de la camionnette garée là. A force de ténacité, un espace suffisant leur permit de faire tomber les têtes à l’intérieur. Le lendemain, l’électricien se demanderait pourquoi son siège était recouvert de toute cette verdure.

Quand la mère Gillet découvrit le désastre, elle se douta très vite de l’identité des coupables. Mais la mère d’Hélène les défendit avec tellement d’indignation qu’elle finit par la croire. Non, non, impossible qu’Hélène et Jean aient commis un tel forfait. L’un et l’autre soudés par la complicité ne dirent mot à personne de quoi que ce soit. Ils avaient un peu honte mais choisirent d’oublier. Ainsi, entre eux, se scella à jamais le lien de l’amitié.

Références

  • Thème de l’atelier au cours duquel a été écrit ce texte : la relation d’amitié.
  • Proposition d’écriture : Enfant, adulte, vieillard… l’amitié est toujours possible. Elle débute par une rencontre, par un instant marqué par un geste, une parole, un regard qui suscite une déclaration d’amitié, scellée jusqu’à la mort,
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  1. nathalie 3 mars 2024 à 12 h 34 min-Répondre

    C’était il y a longtemps, mais l’instant est encore très vif dans la mémoire, spontané, complice dans le sentiment partagé du forfait impuni. Le bruit juteux de la tige cassée, quelle formule merveilleuse!

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