28 mars 2024

La mélancolie de Simonetta

par Martine N.

Simonetta a perdu le goût de vivre. Un cuisinier le lui rendra, au milieu des parfums et des saveurs d’une cuisine ducale, au XVII° siècle.

Le texte de Martine N.

 

Un baquet plein de navets attend le bon vouloir d’une longue jeune fille, assise, un peu prostrée, les bras ballants. Un visage cireux, de fins cheveux blonds, des cernes bleutées, des yeux gris, opaques : telle est Simonetta que sa mère me présente ce matin. Elle l’emmène avec elle au château, dans les cuisines. Elle en est une des figures. Elle l’occupe à de petites tâches, l’épluchage, le nettoiement des brocs en étain, leur astiquage, enfin, rien qui nécessite une dextérité particulière.

Simonetta est triste, atone, atteinte, à ce qu’il me semble, de ce mal nommé mélancolie qui est une corruption des humeurs. La sortir de son apathie serait le grand espoir de sa mère, Paola. La laisser dans leur logis, non, à éviter. Simonetta ne se lèverait pas, ne se laverait pas. Il lui faut l’occuper même si chacun des gestes à mobiliser fait épreuve à sa fille. Elle pose sur celle-ci son clair regard, ses yeux bleus s’embuent. Sa fille a perdu le goût de vivre. Que s’est-il passé ? Elle ne le sait… Il y a quelques mois Simonetta était gaie et puis… une lente perte de vitalité.

L’officier en charge du lardrier interrompt les présentations. Que doit-il décrocher comme viande pour le repas à venir ? A aucun moment il ne se tourne vers Simonetta. Transparente elle se veut, transparente elle sera pour lui. Est-ce gêne de sa part ? Ou un désir de ne pas importuner cette belle mélancolie ? Paola se penche, elle murmure aux oreilles de sa fille quelques mots d’encouragement. Mécaniquement cette dernière saisit dans le baquet un beau navet boule d’or. L’épluchage est laborieux mais se fait…

Une aide-cuisinière en charge de la cuisson de ce légume s’approche. Devant le peu de résultats, je la sens s’agacer. Elle n’ose intervenir, mais les bons sentiments de cette mère contrarient l’avancée des cuissons. Mon équipe de bouche et celle de l’office travaillent vite, cette lenteur leur pèse et pourtant je perçois une gentillesse derrière quelques gestes d’impatience, une suspension des réactions que, face à une toute autre personne, ils auraient sans doute. Ils apprécient tous Paola, plaignent son malheur et désirent alléger sa peine. Mais est-ce compatible avec l’agitation organisée d’une cuisine princière ? Le dressoir attend, les serviteurs aussi qui auront à présenter aux hôtes du duc les fruits de notre ouvrage, avec la diligence qui s’impose. Il y va de l’image du palais !

Renvoyer Simonetta, je ne puis m’y résoudre, laisser la situation en l’état, ce serait malmener mes équipes, mais aussi Paola et Simonetta. Que faire ?

Une idée me vient. Simonetta a perdu le sel de la vie, son goût. Et si je… si je tentais de l’associer à ce qui fait, justement, le sel de ma vie : les saveurs. Lui faire gouter les liants qui subliment les plats, ceux que je crée à partir du bouillon qui mijote en permanence dans une des quatre marmites de notre cuisine ? Je vais en faire une gouteuse… l’idée me séduit. Est-ce que j’extravague ? Qu’avons-nous à perdre ? Son éventuel échec sera de peu de gravité au regard de la souffrance que je lis actuellement sur le visage tourmenté de sa mère.

Références

  • Thème de l’atelier au cours duquel a été écrit ce texte : la relation à l’adversité.
  • Proposition d’écriture : Face à ce qu’on peut appeler l’adversité ou les coups du destin, les réactions de ceux qui s’y trouvent confrontés, seuls ou en groupe, sont très diverses. Les divergences sont très fortes y compris dans l’appréciation du malheur. L’objet du texte est de montrer la différence de ces réactions, liées à la relation que chacun entretient avec les difficultés. Et éventuellement les effets que ces réactions provoquent.
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