Henri Le Saux et la Bretagne – Du Graal aux Upanishads.
Atteignant l’Éveil en Inde après 25 ans de quête spirituelle entre Évangile et Upanishads, le moine bénédictin Henri Le Saux évoque le Graal, mythe ancré dans ses origines bretonnes.
“ Tous ceux parmi les êtres sensibles et sages qui réalisent le Soi dans la grotte du cœur, le découvrent comme l’Éternel au sein de l’impermanent, comme la Conscience au sein des objets de conscience, comme l’Un, le Non-duel qui comble leurs désirs, – c’est à eux qu’appartient la paix [le bonheur] qui n’a pas de fin, et non aux autres. ” Katha Upanishad, 2-II-13
« L’autre jour, lorsque vous avez vu les prodiges du saint Graal que Notre-Seigneur nous a montrés, en même temps je voyais les mystères cachés qui ne sont pas dévoilés à chacun, mais seulement aux serviteurs de Jésus-Christ. Au moment précis où j’ai vu ces secrets, mon cœur s’est trouvé dans un bien-être, une joie si rares que, si j’étais trépassé à l’instant de ce monde, la grande félicité où j’aurais alors été, jamais personne, j’en suis certain, ne l’a connue en mourant. » Paroles de Galaad à ses compagnons Perceval et Bohort, La Quête du saint Graal[1], Gallimard, Quarto, 2022, p.788
- La Quête de l’Absolu
Trouver « Dieu », non pas « un Dieu », mais l’absolu, au-delà de tous noms et du manifesté, atteindre la totalité, l’unité, la Vérité, ce qui emplit l’Être d’une lumière où il se trouve révélé à lui-même, à ce qui, en lui, est sa véritable nature.
Ceux qu’Henri Le Saux réunit autour de lui, de ses écrits, témoignages de son expérience et de sa réflexion, ces hommes et ces femmes sont unis par « ce dévorant besoin d’un au-delà qui soit un absolu ». Réputé inatteignable au cours d’une existence terrestre, cet objectif est commun à des êtres humains très éloignés parfois de toute sphère spirituelle[2].
Devenu Swami Abhishiktânanda à son arrivée en Inde, Henri Le Saux a atteint cet absolu à travers ce qu’il a appelé « l’Aventure spirituelle de la Grande semaine du 10 au 18 juillet 1973 ». Il a alors fait l’expérience de l’Éveil[3], accession à un état d’existence au monde, « pure incandescence de l’Absolu », selon Marc Chaduc, son disciple. Il a porté témoignage de cette expérience et l’a partagée dans cette relation si particulière de guru à disciple, décrite par les Upanishads comme indispensable pour accéder à la Plénitude. « L’Upanishad est un secret qui ne se délivre proprement que dans le secret de la communication du guru au disciple », écrit Henri Le Saux à Odette Baümer-Despeigne[4].
À la fin de cette même année 1973, le 7 décembre, Dom Henri Le Saux, Swami Abhishiktânanda, a atteint l’état d’être parti. Il a accompli ce jour-là son Mahāprasthana, son grand départ, son Mahāsamådhi, la décision volontaire prise par celui qui a atteint l’Éveil de mettre fin pour lui-même au cycle des renaissances. Selon la tradition hindoue, le corps du « yogi réalisé » n’est pas soumis au rite de la crémation, mais inhumé, ce qui correspond à la tradition chrétienne que Dom Le Saux, même devenu Swami Abhishiktânanda, n’a jamais abandonnée. Son corps a été enterré par les Pères du séminaire de Palda, un ashram catholique près d’Indore où le Saux est décédé. Vingt-et-un ans plus tard ses restes ont été transférés à Saccidânanda, l’ashram chrétien de Shantivanam au Tamil Nadu, qu’il avait fondé avec Jules Monchanin en 1949.
« Fidélité au christianisme ; cœur déployé aux dimensions du mystère de l’Inde. Plus encore, ouverture vers l’au-delà de tous les au-delà. » (Marie-Madeleine Davy), telle est la voie d’accès à l’absolu dont Henri Le Saux a mené, jusqu’au bout, l’expérience. Swami Abhishiktānanda avait tout un cercle d’amis, de compagnons spirituels, parfois très avancés sur des voies « interreligieuses » comme Raymond Panikkar, le prêtre anglican Murray Rogers ou Sri Swami Chidananda Saraswati, fondateur de la Divine Life Society, dans la tradition de l’Advaita vedanta de Shankara . Il était suivi par des devotees (dévots) indiens ou occidentaux, hindous ou chrétiens éprouvant un fort besoin d’évolution intérieure. Le Saux leur a laissé le souvenir « d’un être exceptionnel par sa consécration totale à la quête spirituelle, la radicalité de sa vie, son rayonnement intime et ses expériences très hautes aux sommets de l’hindouisme et du christianisme. » (Bettina Bäumer[5]). Il a été désigné par sa première biographe, Marie-Madeleine Davy, comme « le passeur entre les deux rives », rive de l’Orient et de l’Occident, de la non-dualité de l’Advaita et de la Présence du Christ, de la lecture quotidienne des Upanishads et de l’Évangile, de la célébration, elle aussi quotidienne, de l’Eucharistie, de la pratique de la méditation et de l’ascèse du sannyâsîn permettant la plongée dans la grotte du cœur. Henri Le Saux a persisté dans le témoignage, dans l’écriture de livres menant très loin l’exploration indianiste, sanskritiste, théologique des textes – Évangile et Upanishads – et ce malgré la réticence de son guru indien Gnânânanda, sage du Tamil Nadu qui voyait dans la lecture et l’écriture des agitations du mental, des obstacles sur la voie de l’Advaita vedanta vers le silence et l’immobilité du cœur. Le Saux a aussi poursuivi son désir de publication malgré l’indifférence de l’Église catholique à sa démarche résolument interreligieuse, au moins jusqu’au concile Vatican II[6].
Pour lui, résolument, « l’appel au renoncement intégral déborde les frontières des religions… et est antérieur à toute formulation religieuse spécifique. »[7]
Lorsqu’il parvient à l’Éveil, il cherche immédiatement à transmettre cette expérience foudroyante de lumière et de Présence, au-delà de Marc Chaduc, le disciple qui l’a partagée. Les autres, ceux dont Swami Abhishiktânanda n’est pas le Guru, ces chrétiens occidentaux qui affluent à l’époque vers l’Inde et se retrouvent autour de lui en quête de renouveau spirituel, ces hindous rencontrés sur son chemin de sannyâsîn, ceux avec lesquels il s’entretient par lettres, ou par oral au cours de conférences, de séminaires et de conciles pastoraux, et encore au-delà, tous ceux qui sont prêts à entrer dans « le zèle pour le droit unique de l’Absolu », Henri Le Saux ne les abandonne pas. Il a le profond désir de leur faire savoir qu’après un long chemin, chaque être humain peut faire « cette expérience fondamentale de Je suis », dépouillé de tout ego, et de s’éveiller à l’Au-delà, à la Vérité des Upanishads et de l’Évangile, à « cette splendeur, cette lumière, cette gloire qui enveloppe tout, qui dépasse tout, qui arrache et mène au-delà de tout. »[8] ? Mais comment trouver les mots, les phrases, les images accessibles à tous et qui ne trahissent pas le mystère ? Il est convaincu que seule une écriture poétique peut le lui permettre et il cherche.
« Au bout de quelques jours [après le 14 juillet 1973, date d’une nouvelle expérience intérieure foudroyante et d’une crise cardiaque majeure] me vint comme la solution merveilleuse d’une équation : j’ai découvert le Graal. Et cela je le dis, l’écris à quiconque peut saisir l’image. La quête du Graal n’est autre au fond que la quête de Soi. Quête unique signifiée sous tous les mythes et symboles. C’est soi que l’on cherche à travers tout. Et pour cette quête on court partout, alors que le Graal est ici, tout près, il n’y a qu’à ouvrir les yeux. Et c’est la découverte du Graal dans sa vérité ultime, la vue directe par Galaad de l’intérieur du vase, et non plus seulement être nourri par le Graal qui traverse mystérieusement la salle ni même boire au Graal…
Dans ces semaines de grâce, j’ai eu l’impression très nette que c’était un « regain » de vie qui m’était donné, quelque chose d’au-delà, la mesure à moi assignée par la « vie », et que je n’ai pas le droit d’en mésuser. Cette grâce d’éveil – retour à la vie est non pour moi mais pour autrui. C’était si clair : pour annoncer la découverte du Graal, pour dire au monde : Uttishta, purusha [lève-toi Purusha[9] ! KathU 3.14], découvre le Graal. Regarde, il est au fond de toi »[10]
Une autre déchirure a disparu : celle qu’il ressentait entre son désir de solitude dans son petit ermitage de Gyansu à Uttarkashi aux bords du Gange et « ce qu’on attendait de lui dans la plaine » au service de l’Église[11]. La maladie l’empêche désormais de se déplacer mais, grâce aux mots que lui fournit le Graal, il peut poursuivre son œuvre de boddhisattva. C’est Jacques Scheuer[12] qui a identifié Swami Abhishiktânanda à cette figure majeure du bouddhisme du Grand véhicule. Dans cette tradition, la libération d’un seul être, de manière isolée, n’est pas possible. Le bodhisattva œuvre pour communiquer cet éveil à tous par bienveillance, compassion, solidarité. Il exprime donc le désir de demeurer dans ce monde, pour continuer à guider ceux qui sont encore en chemin. C’est ce qu’Henri Le Saux a toujours fait. C’est ce qu’il désire poursuivre après l’atteinte de l’Éveil à travers le Graal. C’est ce à quoi il s’attache durant ses dernières semaines d’existence physique à travers l’image du Graal.
- Le Graal
Comment pareille référence à un mythe littéraire purement occidental, inventé dans les années 1180 par l’écrivain français Chrétien de Troyes, a-t-elle pu surgir ainsi dans l’esprit d’Henri Le Saux, dans un endroit perdu du nord de l’Inde, pays où il vient de passer 25 ans, vêtu de la robe orange du sannyâsîn, totalement impliqué dans l’expérience monastique hindoue dans ce qu’elle a de plus extrême ? Comment se fait-il que pour décrire une expérience d’atteinte du « bhrama-loka », monde de l’Absolu et de la délivrance, « la solution merveilleuse » qui se présente à lui au pied de l’Himalaya soit l’épopée de chevaliers célestiels issus de la Table Ronde, prêts à affronter les voyages les plus périlleux, les combats les plus terribles, les aventures les plus dramatiques en quête d’une coupe, le Saint Graal, contenant le sang du Christ et dont seul le chevalier le plus pur pourra voir le contenu.
« Ils savaient, les gens du douzième siècle, qu’un enchantement n’est pas que suave, qu’il y a toujours une face d’ombre. » (Christian Bobin, Le murmure, Gallimard, 2004, p. 93)
Henri le Saux, Swami Abhishiktânanda, savait aussi ce qu’il lui avait été donné de vivre – entre enchantements et faces d’ombre – pendant 25 ans avant d’atteindre la Source du soi. Ses faces d’ombre ont été surtout luttes à l’intérieur de lui-même, lui qui s’était fixé comme objectif de tisser à travers son expérience de l’Inde, et pas seulement de ses réflexions théologiques, le lien entre « ces deux pôles d’une unique foi », hindoue et chrétienne, et de témoigner, pour l’Église chrétienne, de la « dimension non-duelle de l’expérience de Dieu ».
À travers les aventures chevaleresques à multiples rebondissements et épisodes liées à la geste des Chevaliers de la table ronde, l’épopée du Graal se rapproche bien souvent des épisodes tumultueux – souvent sanguinaires et destructeurs – des grands textes épiques hindous, le Ramayana et le Mahabharata, dans lequel est inclus le long poème de la Bhagavad-Gītā, dialogue entre le dieu Krishna et le guerrier Arjuna, montrant la voie du renoncement, de la maîtrise des sens et de l’action sans fruits permettant d’atteindre la paix suprême au plus profond de son propre cœur. Le Graal symbolise aussi « la plénitude intérieure que les hommes ont toujours cherché » (Carl Jung). Elle s’atteint non par des spéculations intellectuelles mais par une voie d’expérience, d’épreuves assumées et franchies, par des hommes qui se doivent d’être particulièrement purs de cœur et de corps, totalement investis dans cette quête pour ne pas être anéantis lors de l’épreuve dernière et suprême : la vision du contenu du Graal, la plongée dans la lumière divine.
Alors qu’est-ce que le Graal ? C’est d’abord un objet dont la forme a varié : simple écuelle, puis chaudron celtique devenu calice chrétien. Chez Chrétien de Troyes, le nom de Graal désigne une coupe ornée de pierres précieuses que Perceval aperçoit, chez le Roi pêcheur, portée en procession par une jeune fille dans un cortège où figurent également des chandeliers ainsi qu’une lance qui saigne et un tailloir. Cette image de la coupe, du vase, entre en résonance avec celle de la grotte du cœur, la guha, des Upanishads :
Dans la littérature spirituelle de l’Inde, il y a une image qui revient sans cesse depuis le temps des Oupanichads : celle de la guha, la « grotte », la « cavité du cœur ». C’est le lieu caché, le lieu secret par excellence, le lieu pourtant que l’homme à tout prix doit rejoindre s’il veut échapper à la mort et parvenir à la vie impérissable. (Henri Le Saux, « L’Inde et le Carmel », Les yeux de lumière, Écrits spirituels présentés par André Gozier et Joseph Lemarié, Le Centurion, 1979)
Le Graal dont Chrétien de Troyes initie le mythe est la fusion entre deux types de reliques, dont certaines rapportées d’Orient par les croisés : ampoules, coupes abritant le sang de la lance ayant percé le flanc du Christ en croix , recueilli par Joseph d’Arimathie (qui a mis le corps du Christ au tombeau), calice contenant le corps et le sang du Christ de la Cène, symbole donc de l’Eucharistie.
Le Graal est la figure centrale de textes romanesques et poétiques dont l’écriture se succède pendant une période de l’histoire littéraire et de l’Église, entre 1180, date de l’écriture du Conte du Graal de Chrétien de Troyes jusqu’à ses dernières continuations en 1230. Le texte principal, c’est La Queste du Saint Graal où Galaad, le chevalier parfait, accède à la vision de l’intérieur de la coupe et de ses mystères avec à ses côtés les deux autres chevaliers célestiels, Perceval et Bonhort. Cette Queste du Saint Graal est écrite sous l’influence de la réforme cistercienne et du concile de Latran de 1215 qui rend obligatoire la communion aux fidèles au moins à Pâques. L’Eucharistie devient le plus important des sept sacrements avec l’affirmation de la transsubstantiation. Ce sacrement « matérialise » la grâce accordée par Dieu au chrétien qui reçoit l’hostie.
Le Graal est un mythe. Depuis toujours, Henri le Saux attache une grande valeur aux mythes particulièrement pour leur pouvoir de transmission : « Un mythe n’est pas une histoire qui n’est pas vraie, explique-t-il, c’est une certaine manière d’expliquer sous une histoire une très grande réalité qui est au-delà de la compréhension intellectuelle. Par exemple l’histoire de la colonne de feu d’Arunâchala [6], c’est évidemment un mythe. Or si on vous dit la vérité métaphysique – “Cela n’a ni fin ni commencement” – et qu’on vous l’explique philosophiquement, vous n’allez pas la comprendre ; mais si on vous dit que la colonne de feu n’a ni fin ni commencement, vous voyez tout de suite la flamme, c’est un symbole qui vous parle. C’est bien un mythe mais c’est l’expression d’une vérité métaphysique sous une forme facile à comprendre. »
Selon le témoignage de Marc Chaduc, les jours où « Swamiji fut comme agi par une force qui le dépassait furent vécus au travers de quelques grands symboles tels que l’enlèvement du prophète Élie dans son char de feu, celui de Dakhinamûrti, la manifestation de Shiva comme jeune guru enseignant par son seul silence, enfin sous le mythe de la Colonne de feu sans base ni sommet d’Arunâchala-Shiva ».
Quelques jours plus tard, le mythe du Graal prend sa place dans cette lignée de mythes. Henri Le Saux s’en explique ainsi dans une lettre à Odette Baümer du 4 septembre : « Le Graal est un symbole merveilleux, ce vieux mythe autour de quoi se groupe un tas de mythes pagano-celtiques puis chrétiens. Avec beaucoup d’autres, Galahad sentit la fragrance du Graal, avec Perceval il en but, et ce jour, il lui fut donné, à lui seul, de le regarder au-dedans, à découvert. Le Graal est une image qui m’a beaucoup frappé et les deuxième et troisième jours de mon « aventure » cela me vint tout à coup. En cette aventure j’ai trouvé le Graal. Et que me reste-t-il à faire dans la vie, sinon inviter à cette découverte. Et le Graal n’est ni loin, ni près, il est hors tous lieux. L’envol, l’éveil… et la quête est consommée. À travers tous les mythes intermédiaires c’est l’éveil seul qui est le but de la quête. Quand nous nous rencontrerons, je vous dirai les beaux mantras des Upanishads qui disent cela de façon si claire. »
Si le Graal lui apparaît, c’est, sans doute, à cause des similitudes entre les quêtes : comme l’Éveil, le Graal est réputé inaccessible ou uniquement à des êtres particulièrement investis dans la quête ; comme l’Éveil, lorsqu’il est atteint, le Graal transmue à jamais « celui qui aura senti le vertige de l’absolu, de l’engouffrement au-dedans, qui de son œil spirituel aura plongé en son tréfonds, et là, dans l’expérience suprême et ineffable, aura pénétré jusqu’en la source de son être, là où Est Celui qui Est. »
Mais si le Graal lui apparaît dans ces circonstances si particulières, c’est qu’en fait qu’il réapparaît. Henri Le Saux a sans doute rencontré, dès l’enfance l’expérience mystique vécue par Galaad et Perceval, au travers des aventures des Chevaliers de la Table Ronde qui en constituent le substrat. Au début du XX° siècle, particulièrement dans la Bretagne à la religion rigidifiée autour de l’observance, très peu de textes circulaient prenant en compte la part mystique de l’âme auquel Le Saux pourrait relier ses aspirations. L’épopée de la Table Ronde et le mythe du Graal demeuraient une exception.
Néanmoins, jusqu’en 1973, il évoque très peu, sinon jamais, le Graal dans ses écrits et ceux qui l’ont suivi n’en font que peu écho. Sauf… une américaine d’origine bretonne, Anne-Marie Stokes, qui a longuement correspondu avec lui et l’a souvent rencontré en Inde[13]. « Les exploits invraisemblables, témoigne-t-elle, étaient son pain quotidien, mais les petites choses matérielles habituelles devenaient d’énormes entreprises et le remplissaient de crainte. Il dormait par terre dans un coin sur une couverture, au milieu de ses livres qui étaient ses seules possessions… Simone Weil, et son ardent désir d’être un pont entre religions et cultures, était souvent citée, ainsi que ses pensées admirables sur le Saint Graal… »[14]
Anne-Marie Stokes s’en souvient parce que le Graal faisait partie de sa propre culture. Et si Henri Le Saux évoquait et développait sa pensée sur le mythe devant elle, c’est parce qu’elle pouvait le comprendre. Dans ses échanges Henri Le Saux était soucieux d’utiliser métaphores et symboles adaptés à chacun. La sphère bretonne de sa personnalité il ne l’évoquait que devant ceux auxquels cet ancrage évoquait bien plus qu’un folklore ou des anecdotes.
Raimon Panikkar l’avait bien compris. Dans des notes prises pour une conférence, en 2004, il écrivait : « Cette image du Graal est significative pour son inculturation réussie avec la religion indienne : pour exprimer sa découverte de l’unité intérieure dans la tradition indienne de l’advaita, il utilisait une expression reçue de la culture de son enfance, en Bretagne. Il n’était plus aucunement aliéné de lui-même. »[15]
- La Bretagne
Le Graal est là – quelque part… On le sait… La Bretagne en est possédée. Les vieux en parlent à la veillée – les poètes en tirent merveille – les meilleurs, à la cour d’Artus, s’en enivrent jusqu’à la folie. Le Graal est devenu le rêve du monde. »[16]
Celui qu’on désigne comme le Roi Pêcheur, décrit ainsi dans la pièce de Julien Gracq (écrivain français du XX° siècle lié aux surréalistes) la manière dont le mythe du Graal circulait, très actif, dans la région de Bretagne. C’est là que se situe la forêt abritant le château où le Roi Pêcheur a caché le Graal et c’est là que Perceval va le découvrir. Quelle est cette forêt… celle de Brocéliande ?
La pièce de Gracq a été publiée et jouée en 1948, alors qu’Henri Le Saux s’embarquait pour rejoindre en Inde Jules Monchanin. Ce que décrit le Roi pêcheur, qui vit dans un Moyen-Âge de légende, c’est l’emprise du Graal, de la légende du roi Arthur et des chevaliers de la Table Ronde dans l’imaginaire de la Bretagne, depuis que vers 1175, Chrétien de Troyes – toujours lui ! – a fait pénétrer son héros, Yvain, le Chevalier au lion, dans la forêt dite de Brocéliande, identifiée alors à celle de Brécilien, au cœur de la Petite Bretagne, connue aujourd’hui comme la forêt de Paimpont[17], aux abords de Rennes.
Le cycle romanesque de La Table Ronde dans lequel s’inscrit le Graal, a été rédigé, donc, au XII° et XIII° siècles. Il est fondé sur ce qu’on appelle « la matière de Bretagne », des contes et légendes faisant partie d’une tradition orale remontant à des événements historiques situés au V°-VI° siècle, à la fin de l’empire romain. Ce qu’on appelait alors l’Armorique voyait venir vers elle, à travers la Manche, des clans de chrétiens celtiques – gallois, irlandais, corniques – fuyant les païens Saxons, envahisseurs de l’île de Bretagne. Ces clans qui ont peuplé les côtes de l’Armorique avaient le plus souvent parmi eux un moine, un prêcheur, pourfendeur de démons, guerrier spirituel s’installant dans une hutte à l’écart des villages (parfois même dans des îles côtières où la survie était difficile), et rassemblaient autour d’eux de petites communautés respectant la très rude règle scotique du monachisme oriental revisitée par les Irlandais, inspirée par saint Antoine et les ermites du désert. Même s’ils préféraient l’âpre solitude de leurs monastères, ces abbés mus par leur force missionnaire en sortaient pour évangéliser les autochtones. Depuis l’époque préhistorique où s’érigeaient menhirs et dolmens, les armoricains portaient des croyances similaires à celles des druides irlandais combattus par Saint-Patrick. Les évangélisateurs porteurs de miracles étaient « élus saints », comme cela se faisait à l’époque, par les paroisses auxquelles étaient souvent donné leur nom. Parmi ces saints, certains occupent une place particulière : Malo, Brieuc, Tugdual, Pol Aurélien, Samson arrivés d’Outre-Manche et deux autochtones, Patern et Corentin. Ils ont été consacrés évêques, par la volonté des fidèles et avec l’approbation des rois. Les sept évêchés et leurs cathédrales (Dol-de-Bretagne, Saint-Malo, Saint-Brieuc, Tréguier, Saint-Pol-de-Léon, Quimper et Vannes) ont ainsi formé un réseau reliant d’Est en Ouest l’ensemble des ports du littoral breton et leurs évêques sont devenus les Sept Saints fondateurs de la Bretagne.
Dans l’église de Saint-Briac, à deux pas de la maison natale d’Henri Le Saux – qui a pour second prénom Briac et dont le patronyme Le Saux signifie le Saxon – deux statues rappellent aux fidèles, toujours très empreints de leurs origines, l’histoire de Briac et Tugdual, deux de ces saints, toujours vénérés même s’ils n’ont jamais été reconnus par « Rome ». Henri Le Saux dont le père Alfred fréquentait journellement l’Église a donc toujours connu, à travers leurs représentations, Briac et son « mentor » Tugdual, évêque de Tréguier, venus ensemble du pays de Galles dans la deuxième moitié du VI° siècle. Et c’est sous leur regard que le petit Henri a découvert les rituels liturgiques.
Au début du XX° siècle, il n’y avait aucune critique des sources, le mélange de l’imaginaire et de l’historique, mais aussi du merveilleux et du religieux était total, particulièrement dans l’esprit des fidèles. Et c’est contre cette confusion entre superstition et foi, entre croyances populaires et dogme, que l’Église de Rome luttait avec grande vigueur et rigueur depuis les premiers temps de l’importation du catholicisme celtique en Bretagne. Ce royaume, duché puis province aux fortes revendications d’autonomie était considéré par l’Église catholique de France comme une « terre de mission ». Après la Seconde Guerre Mondiale encore, une dernière croix de mission en bois a été érigée à l’entrée de Tréguier à l’occasion d’un nouveau séjour de missionnaires catholiques travaillant à la reconquête spirituelle.
Dans cette première moitié du XX° siècle, une certaine Bretagne était enfermée dans un carcan de misère économique et d’exil, de lutte contre l’identité et la langue bretonne, de conflits politiques au centre duquel se plaçait la « question religieuse ». Certaines communes rurales étaient oubliées de tout et de tous comme celle de Tréhorenteuc, dans la forêt de Brocéliande, que Julien Gracq a décrit comme « un hameau sordide […] aux ruelles encroûtées de bouses, une de ces impasses enlisées de la Bretagne intérieure au-delà desquelles il semble qu’il n’y ait plus rien que les fondrières entre les genêts, la solitude, le silence, et la pluie »[18].
Dans cette même commune de Tréhorenteuc est arrivé, en 1942, un nouveau « recteur », l’abbé Gillard. Très empreint d’ésotérisme et particulièrement de mystique des nombres, personnalité peu ordinaire comme la Bretagne excelle à en produire, l’abbé Gillard a fait montre, sa vie durant, d’une volonté implacable. Il a réussi à faire sortir les habitants de sa paroisse de leur isolement et de leur pauvreté matérielle et spirituelle. Il a entrepris de les faire revenir dans leur église, vers l’Évangile, sans renier ni les traditions de la Table Ronde ni les saints des origines. Abandonné par ses supérieurs, il a tout de même réussi à reconstruire l’église de Tréhorenteuc grâce à son héritage personnel. Il l’a faite orner d’épigraphes rutilants, de mosaïques, de vitraux et de peintures réalistes et colorées célébrant le mythe du Graal, une de ses sources d’inspiration majeure. Et sur la porte de l’église du Graal – devenue un lieu touristique incontournable dans le parcours de Brocéliande – on lit désormais cette inscription : « La porte est en dedans ». C’était pour l’abbé Gillard le message du Graal.
Henri Le Saux n’a jamais été à Tréhorenteuc et n’a jamais entendu parler de l’abbé Gillard ! Plus encore, il est né et a vécu son enfance dans une toute autre Bretagne que celle de l’intérieur : en bord de mer, là où il a toujours fait mieux vivre ! En terre gallèse, de parler gallo, peu touchée par les conflits linguistiques. Et surtout, dans une des premières stations balnéaires (Saint-Briac proche de Saint-Lunaire, Dinard et Saint-Malo) où son père, le breton Alfred Le Saux, a eu l’intelligence et le talent de s’installer après que sa mère lui eût interdit le métier de marin qui avait entraîné trop de morts dans la famille. Alfred Le Saux ouvre un magasin d’alimentation où son épouse – Louise Sonnerfraüd, d’origine familiale autrichienne – vient l’aider après leur mariage en 1905. Et c’est là que nait, le 30 août 1910, leur fils ainé, Henri. « C’était une de ces boutiques au coin de la rue, avec au-dessus de la porte une mosaïque très colorée, portant en caractères élégants À la Providence de Dieu. […] Bien que très dépendant de la saison d’été, le commerce fut un succès [grâce aux Anglais à la retraite, venus s’installer dans la petite ville avec les moyens financiers que leur avait procuré leur métier dans l’administration de l’Inde britannique]. Alfred devint l’un des hommes les plus riches de la ville, remplaçant sa carriole à cheval par une Ford, longtemps avant que cela devienne courant, et il fut l’un des premiers en ville à avoir le téléphone. »[19] Cette prospérité est donc mise sous l’enseigne et la protection de la Providence de Dieu par Alfred Le Saux, homme très doux et très pieux, surnommé « le saint », qui assistait tous les jours à la messe depuis son retour, blessé et gazé, mais vivant de la Grande Guerre.
Dans son enfance, Henri Le Saux a donc été totalement épargné par la misère bretonne, qu’elle soit matérielle ou spirituelle. Chez les Le Saux, l’argent ne manque pas, mais une certaine frugalité est de rigueur, en application des grandes valeurs chrétiennes – foi, espérance et charité – mais aussi d’une règle sociale bretonne : si on a « du bien », on ne le montre pas ! Voiture et téléphone ont été des exceptions dans la vie des Le Saux, peu enclins à l’ostentatoire, sauf dans le domaine de la foi. Chez les Le Saux, la ferveur chrétienne englobe tout et lorsqu’un instrument de musique apparaît dans la maison, c’est un harmonium. Mais l’interdit sur la musique populaire – que certains clercs font peser sur leurs paroisses en Basse-Bretagne, à l’ombre des cathédrales – n’a pas cours chez les Le Saux. L’harmonium est dans la chambre d’Henri et il en joue pour son frère et ses sœurs plus jeunes. « Ses premières amours, décrit Shirley Du Boulay, furent les chants traditionnels bretons auxquels s’ajouta plus tard un égal enthousiasme pour les splendeurs du chant grégorien. » Dans ce cadre ouvert à toutes les formes de l’imaginaire breton, Henri a sûrement rencontré les légendes si populaires de la Table Ronde et les chevaliers parfaits, dévoués à la quête du Graal. Il y a entendu conter ou il a lu la scène où les chevaliers célestiels accèdent, après tant d’expériences extrêmes, à la vision du Graal. Elle a donc pu être, pour Le Saux, le premier accès au versant mystique de la religion, absent, pour ne pas dire éradiqué, de l’enseignement religieux qu’il reçoit. Et cette vision fait écho à l’aspiration à l’absolu déjà présente en lui.
C’est au collège qu’Henri Le Saux a été confronté à ce qu’on peut appeler « la Bretagne noire ». Ses dons intellectuels et son aspiration, très jeune, à la prêtrise le conduisent en 1921, à l’âge de onze ans, au petit séminaire de Châteaugiron qui n’était alors qu’un petit bourg aux abords de Rennes. Henri Le Saux en a gardé un souvenir épouvantable. Celui de la saleté (il n’y avait pas de douches) et de la vétusté des installations, celui d’un enseignement marqué par la reconnaissance du pêché et la peur de ses conséquences, l’absence totale d’ouverture et de perspective des enseignants. Leur formation « en ghetto » coupait totalement les futurs prêtres de la réalité. Lorsqu’en 1924 sa mère manque de mourir à la naissance d’un sixième enfant qui ne survit pas, Henri fait un vœu. Celui « de se consacrer entièrement au service du Seigneur et de se rendre où il serait envoyé, « jusqu’aux missions les plus lointaines » »[20]. Des missions très lointaines, mais pas Rome où les autorités ecclésiastiques du grand séminaire de Rennes veulent envoyer cet élève très brillant pour poursuivre des études supérieures et pour qu’il revienne ensuite comme prêtre dans le diocèse ! Il ressent pour le service de Dieu, une ambition puissante, mais pas celle des honneurs ni de la pourpre cléricale.
« J’ai grande ambition en me faisant religieux, et la voie dont le Bon Dieu s’est servi pour me conduire a surtout été la vue de la médiocrité où tombent beaucoup de prêtres après quelques années de sacerdoce et dont je ne veux à aucun prix », écrit-il, le 23 avril 1929, au maître des novices de l’abbaye de Kergonan où il postule pour devenir moine, malgré ses doutes. Dans une lettre à un ami (qui deviendra le chanoine Macé), il écrit à la veille de son entrée à Kergonan : La vie monastique bénédictine est « une vie parfaite pour nous sanctifier : il faut du cran, comme partout bien sûr pour devenir un saint moine, mais malgré sa difficulté, la montée me semble inévitable. Un moine ne peut être médiocre, seuls les extrêmes lui conviennent. » Il veut éviter avant tout d’être « un moine banal » car « le seigneur n’en a que faire ». Pendant ces dix-neuf années à Kergonan, il déploie de multiples manières ses capacités au service de Dieu, de l’abbaye, de ses frères, des novices en tant que cérémoniaire, bibliothécaire, chargé de cours sur l’histoire de l’Église, le droit canon et la patristique où il privilégie les Pères du désert.
Dès 1934, il entend ce qu’il perçoit comme « l’appel de l’Inde ». Il découvre les Upanishads et la Plénitude décrite dès le début de l’Isavasyopahnishad « Cela est plénitude ; ceci est plénitude. De la plénitude la plénitude procède. Prenant la plénitude de la plénitude, seule reste la plénitude. Cet Absolu est plénitude. Cet être créé est aussi plénitude. Brahman est infinitude et est donc plénitude. » Il découvre autre forme de monachisme, le sannyāsa hindou, qu’il perçoit comme un « au-delà » de la règle bénédictine. Dès 1947 dans sa toute première lettre au Père Monchanin qu’il souhaite rejoindre en Inde : « il envisage la vie et l’habit du sannyasin [qu’avaient déjà adopté les pères venus en Inde au XVII° siècle, en particulier le jésuite Saint Jean de Britto]. Il évoque la possibilité « d’une observance très austère, beaucoup plus que dans nos Monastères de France ».»
En 1928, il écrit pour demander son entrée à l’abbaye Saint-Anne de Kergonan en évoquant son âme ambitieuse et son espoir de ne pas être déçu par la vie bénédictine. En 1948, c’est son indult d’exclaustration qu’il sollicite, pour partir en Inde sans rompre les liens avec son monastère breton, à travers lequel, tout autant que grâce à sa famille, il s’est enraciné dans « la tradition vivante de l’Église catholique et la dédication au Christ ».
Après son embarquement en 1948, il ne reviendra jamais en Bretagne. Pourtant, il en a eu le désir. Il en a fait l’aveu une fois, en 1971, en réponse à une lettre d’Anne-Marie Stokes, sa correspondante américano-bretonne, qui, elle, a fait la démarche du retour de Manhattan vers le Finistère breton.
« Une lettre de vous de Bretagne ce midi. Je ne puis résister plus longtemps à vous y écrire. Vous me faites rêver, revivre ce que d’habitude on refoule bien au fond pour pouvoir vivre en paix la vie qu’on mène. Comme vous dites juste ; rentrant aussitôt après 20 ans comme un serpent dans sa vieille peau. Hier encore n’avions-nous pas dix ans, onze ans, cet âge merveilleux ? Et tout le reste semble venu là-dessus comme un vêtement qu’on a revêtu pour un long voyage. Ce qui m’a fait décliner et décourager toute possibilité de retourner « là-bas », derrière toutes les bonnes raisons que je donne, n’est-ce pas la frayeur de ne pouvoir porter cette émotion et la difficulté plus grande encore de retrouver mon « rôle » ?
[…] Je ne connais pas le Finistère. Je suis du côté de St Malo, entre St Malo et le Cap Fréhel, au fond d’une crique aussi… mais tout cela chante l’Armor. « O Breiz ma bro… ma gar ma bro » et de temps en temps me revient le chant de Botrel : « Dors, dors douce mam goz arvor, dors bonne vieille puisque ton peuple veille, dors Breizizel »… Les Himalayas sont beaux et Arunâchala est plus grand encore, mais qu’y a-t-il comme la mer de la Côte d’Émeraude (pas bleu-geai comme chez les fous). Cela fait partie du plus profond de mon être. C’est comme ces messes tridentines et ce chant grégorien des monastères où sans doute on rentrerait comme un gant, même après avoir vécu de merveilleuses expériences de messes « spontanées », que je célèbre chaque matin et qui me font tenir le coup. […] Avant d’envoyer ceci, un grand salut au bord de l’océan pour moi, s’il vous plait. »
Parmi tous les arguments qui s’oppose à un retour, le principal est la crainte de « retrouver son rôle ». À quoi fait-il allusion ici ? Sûrement au rôle qui redeviendrait immédiatement le sien dans l’Église, s’il retournait en Bretagne, puisqu’il est prêtre et moine bénédictin, toujours attaché à l’abbaye Sainte-Anne de Kergonan. Il évoque très probablement aussi son rôle familial d’aîné, auquel ses parents attachaient une importance telle qu’ils se sont opposés, un temps, à son entrée au monastère. Ils craignaient en effet que son enfermement entre les murs de l’abbaye l’empêche d’accomplir son devoir auprès de son frère et de ses sœurs plus jeunes s’il leur arrivait malheur : la plus âgée n’avait encore que onze ans.
« Comme Jésus a dû jouir de sa famille terrestre, Marie et Joseph, pour que si spontanément, il ait signifié sa grande expérience sous le mot de Abba. » Cette remarque que Swami Abhishiktânanda inscrit dans son journal, le 25 août 1972, montre l’importance qu’Henri Le Saux a accordé, sa vie durant, à la famille « terrestre », et particulièrement à la sienne. « Dans les premières années de la vie d’Henri, écrit Shirley du Boulay, une des choses remarquables fut sa relation avec sa famille »[21].
Il y a vécu une expérience particulière : celle d’une très grande proximité avec ses parents et particulièrement sa mère, pendant les sept ans où il est resté fils unique avant que naissent les six autres enfants dont la dernière, Marie-Thérèse, est née en 1930, l’année où Henri prononce ses vœux de noviciat au monastère Sainte-Anne de Kergonan. Elle « prendra ensuite sa place » au monastère, entrant, après le départ d’Henri en Inde, chez les moniales de l’abbaye jumelle, Saint-Michel de Kergonan.
Des relations très étroites qu’Henri enfant tisse avec sa mère, on sait peu de choses sinon sa grande force et ses aspects joyeux, qui se sont ensuite communiqués à tout le clan familial. C’est ainsi que Shirley du Boulay, qui a mené l’enquête sur place à Saint-Briac, caractérise ce noyau familial, vivant toujours en indivision dans la grande maison, et manifestant la fierté d’être bretons qu’Henri leur a transmis : « C’était un clan. Ils formaient un vrai clan – les Le Saux de Saint-Briac. Une grande famille, c’est une chose, cela peut exploser, se briser en morceaux. Mais un clan… Jamais ».
Et dans ce clan, au niveau de sa génération, Henri occupait la place d’aîné, sur lequel sa mère s’appuyait, pour le soin des plus jeunes mais aussi comme référent et conseil, alors que le père, depuis son retour de la guerre, demeurait plus effacé. Brillant, solide, dynamique, s’occupant volontiers, dès qu’il en a eu l’âge, de ses frères et sœurs, Henri était voué à devenir le chef du clan. Mais il manifestait son ambition ailleurs, sur des voies religieuses qui auraient dû plaire à la mère mais qui lui faisaient peur. Lorsqu’il écrit au maître des novices de Kergonan « J’ai l’âme très ambitieuse – c’est bien permis n’est-ce pas ? quand il s’agit du cher Dieu », cette demande de permission vise aussi à convaincre sa mère de le laisser entrer au monastère ! On a bien le droit et même le devoir d’être ambitieux quand il s’agit de Dieu ! Louise Le Saux a du mal à ne pas y voir péché d’orgueil.
Alors lorsque les moines doivent fuir l’abbaye réquisitionnée par les allemands pendant la Seconde Guerre mondiale et se réfugient dans un lieu où le quotidien diffère, Henri Le Saux se met à écrire, un livre, le premier, dédié à sa mère. Intitulé Amour et sagesse, il comporte trois chapitres : l’Amour du Père et le Don du fils, sur la croix et dans l’Eucharistie. Le niveau de ses échanges avec sa mère est tel que c’est vers elle qu’il se tourne pour manifester une autre voie prise par son ambition, la transmission par les livres en évitant de « reproduire ce que l’on peut trouver partout » : ne pas se livrer à des « spéculations théologiques » mais communiquer « des réflexions simples et personnelles sur les aspects merveilleux de la sagesse et de l’amour divins », des récits d’expérience, venant de lui seul, « ce qui explique la nature imparfaite de cet essai », ajoute-t-il. La voie vers laquelle il « se sent poussé par quelque chose qui ne lui permet ni de reculer ni de marcher à côté le force à se jeter presque malgré lui dans l’inconnu qu’il voit s’ouvrir devant lui »[22] Cet inconnu, après la guerre, devient plus périlleux que jamais avec son départ en Inde. Mais il ne l’impose pas à Louise Sonnefraüd, décédée en 1944.
CONCLUSION
Sa fidélité à la Bretagne, au clan familial, à son abbaye de Kergonan et au Graal, Henri Le Saux l’a donc gardée, à sa manière, jusqu’à son dernier souffle. Il n’a jamais cessé d’écrire à Saint-Briac, même après la mort de son père en 1954. Il n’a jamais cessé d’être consulté par tous les membres du clan – même ceux des générations postérieures à son départ – à propos des difficultés de leurs existences. Il n’a jamais cessé de partager leurs joies : en juillet 1972 encore, il a accueilli à Rāgpur sa nièce, Agnès, avec son fiancé. Dans ses courriers, il leur faisait parfois part des images de paysages bretons – particulièrement la mer – qui ressurgissaient en lui face aux fleuves indiens, la Kaveri ou le Gange, au bord desquels il s’asseyait pour contempler.
Il demeurait convaincu de l’importance de sa mission temporelle, y compris à l’égard de sa famille, même s’il pouvait trembler encore à l’idée d’en redevenir prisonnier à l’occasion d’un éventuel séjour en Bretagne. Il se retrouvait ainsi proche du plus humain des trois chevaliers célestiels, Bohort, le compagnon de Galaad et de Perceval. Bohort n’était pas parfait, il connaissait ses faiblesses. Il était le seul survivant de l’aventure et s’il avait assisté à la découverte du Graal aux côtés de Galaad, « il le devait plus à sa volonté acharnée et à sa conduite exemplaire qu’à une nature dotée dès le départ de toutes les vertus et perfections, comme c’était le cas pour Galaad »[23]. Swami Abhishiktânanda a certes atteint le Graal comme Galaad mais il a eu aussi besoin de se prémunir contre lui-même en refusant le retour, même temporaire, vers la Bretagne, celui qui a aspiré Bohort lorsqu’il est revenu à la cour du roi Arthur, dans ce monde d’illusions, là où personne n’a ni vu ni revu le Graal, disparu à jamais.
Car Swami Abhishiktânanda le savait (et l’écrivait le 15 août 1972 à Odette Baümer) « Peu importe [l’avenir]. Avant tout, il y a la découverte du Graal, et la seule raison de survie c’est d’aider à l’éveil, avant tout par le fait de garder soi-même les yeux grands ouverts ».
Henri Le Saux a gardé les yeux ouverts, ne renonçant à rien d’essentiel. Parmi cet essentiel, il a préservé la Bretagne qui le caractérisait, son abbaye et sa famille qui ancraient sa place dans le monde et le souvenir de ce qui, dans les mythes bretons, se reliait à sa quête.
Au-delà de la performance physique, intellectuelle, morale, psychologique que représente sa plongée au tréfonds du soi, cet être d’une totale authenticité a réussi à préserver l’entièreté de sa personne humaine, ce qui donne, pour nous qui tentons de le suivre, une force particulière à son expérience. C’est ce qui permet à sa Présence de traverser le temps pour atteindre une dimension cosmique.
Et puisqu’il faut bien écrire le mot fin, il faudrait lui donner la résonance d’un son, le seul qui importait, au final, pour Henri Le Saux :
« Un mot, ou plutôt une simple syllabe, transmise par la tradition comme le moyen privilégié de représenter cette expérience et d’y conduire. Un signe qui ne se révélera pleinement qu’à celui qui aura pénétré en lui jusqu’au-delà du signe. C’est le OM (ou AUM), la syllabe par excellence – le A, la voyelle primordiale, assombri en U et se prolongeant en la résonance nasale M – le son dernier que puisse proférer l’homme au moment où sa pensée sombre dans le silence essentiel. Les textes expliquent d’ailleurs que le plus significatif du OM est son quatrième quart (après a + U + m), le silence total, le passage du brahman prononcé au brahman à jamais non manifesté. Le retour alors rejoint les origines, le silence essentiel du brahman dont sourd la manifestation, le Silence abyssal dont procède la Parole (saint Ignace d’Antioche). [24]»
NOTES
[1] La Quête du saint Graal est un roman anonyme en prose écrit vers 1220, peut-être par un moine cistercien, qui assimile le Graal à la grâce divine ouvrant les portes de la vie éternelle.
[2] Louis Aragon (1897-1982), écrivain devenu l’emblème du Parti communiste : « La vie tend vers l’absolu, et même si c’est un objectif inatteignable, il revient aux gens d’au moins tenter de l’incarner. Et malgré ce que peuvent en penser les obéissants, les économes, les rassasiés, les guerriers, les égoïstes et les conquérants, il ne fait pas de doute que les raisons d’être se trouvent dans l’indiscipline, la dépense, l’appétit, la paix retrouvée, le don, la clémence, la combustion, l’acceptation et, bien sûr, la perte. »
[3] Éveil : accession à un état d’existence au monde, « pure incandescence de l’Absolu » (Marc Chaduc) où toutes les illusions se dissipent, dans la Plénitude du Soi, au-delà de toutes limites, particulièrement celles du mental.
[4] Odette Baumer-Despeigne (1913-2002), animatrice en 1991 d’un week-end au Centre Assise sur Henri Le Saux. Elle a entretenu une correspondance avec Henri Le Saux de 1966 à 1973 et l’a souvent rencontré en Inde.
[5] Bettina Sharada Baümer, née en 1940 en Autriche, de nationalité indienne depuis 2011, indologiste, disciple d’Henri le Saux et Raymond Panikkar, très investie dans le dialogue inter-religieux, spécialiste du shivaisme du Cachemire et présidente de l’Abhishiktânanda Society (1988-2007) https://dimmid.org/vertical/sites/%7BD52F3ABF-B999-49DF-BFAB845A690CF39B%7D/uploads/Baeumer_Marc_mon_frre_non-nversion_finale.pdf
[6] Nuestra Ætate (Déclaration sur les relations de l’Église avec les religions non chrétiennes) de Vatican II
[7] Henri Le Saux, Initiation à la spiritualité des Upahnishads, p. 196.
[8] Henri Le Saux, La montée au fond du cœur, p. 471, les dernières lignes du Journal
[9] Purusha : l’homme archétypal, primordial.
[10] Henri Le Saux, La montée au fond du cœur, p. 471, 11 septembre 1973.
[11] « L’āsram qu’on voudrait que j’établisse serait un āsram de nāmarūpa chrétiens. Je n’en suis plus capable. Je ne peux davantage établir un āsram à nāmarūpa hindous. Je ne puis accepter avec moi que celui qui accepte d’aller au-delà de tous nāmarūpas. » Journal, 18 juin 1972, p. 434. Les « namarupins » (chrétiens, hindous, advaitins » sont ceux qui identifient leur foi avec sa formulation extérieure alors que pour le Saux ne compte que l’expérience et la plongée au plus profond de l’intériorité du Soi.)
[12] Jacques Scheuer, Henri Le Saux est un bodhisattva, Conférence et podcast, colloque Henri Le Saux le Passeur, Dijon, 28-30 juin 2024, https://soundcloud.com/henrilesaux
[13] En 1973 encore, elle a passé plusieurs jours (12-26 mars) à Rishikes avec Swami Abhishiktânanda et Marc Chaduc.
[14] James Stuart, Le bénédictin et le grand éveil : la vie en Inde et le cheminement spirituel du P. Henri Le Saux, Swami Abhishiktânanda, 1910-1973, à travers ses lettres, trad. R.M. Salen, éd. J ; Maisonneuve, 1999.
[15] Souvenirs du Père Henri Le Saux-Swami Abhishiktânanda, extrait de notes prises lors d’une conférence, « Propos sur le dialogue interreligieux », Montserrat, 28 novembre 2004.
[16] Julien Gracq, « Le roi pêcheur », in Œuvres complètes, op.cit, p. 378.
[17] Vestige de la forêt primaire qui parcourait l’Europe du Nord et de l’Est, la forêt de Paimpont plus connue sous le nom de Brocéliande recèle tout autant des monuments mégalithiques que des abbayes chrétiennes.
[18] Julien Gracq, Les eaux étroites, José Corti, 1976, p. 60
[19] Shirley Du Boulay, La Grotte du cœur. La vie de Swami Abhishiktananda-Henri Le Saux, trad. Marie-Caroline Desaubliaux, Le Cerf, 2007
[20] Il a l’exemple de son oncle, Henri Sonnefraüd, prêtre de la Société des Missions Étrangères de Paris, envoyé en Chine en 1923.
[21] Shirley Du Boulay, La Grotte du cœur. La vie de Swami Abhishiktananda – Henri Le Saux, trad. Marie-Caroline Desaubliaux, Le Cerf, 2007, p. 31
[22] Lettre du 3 juin 1929 à son ami qui deviendra le Chanoine Marcé.
[23] Michel Pastoureau, « Dictionnaire des principaux personnages de la littérature arthurienne de langue française, », in Les chevaliers de la Table Ronde, romans arthuriens, Gallimard, Quarto, p. 1006
[24] Henri Le Saux, Swami Abhishiktânanda, « L’apport de l’Inde à la prière chrétienne », article inédit de 1971, in Les yeux de lumière, écrits présentés par André Gozier et Joseph Lemarié, Le Centurion, 1979, p. 42-44.
Références
- Aliette Armel, « Henri Le Saux et la Bretagne, du Graal aux Upanishads », Conférence prononcée
- en ligne, le 23 mars 2025, sur le site Solars Center
- en présentiel, le vendredi 25 juillet 2025, à la Chênaie, Plougrescant