louis_guilloux-prix2024|Aliette Armel

La Bibliothèque municipale de Plougrescant – presqu’île où je réside une partie de l’année – participe, comme 46 bibliothèques des Côtes d’Armor, au prix littéraire Louis Guilloux, coordonné par la BCA, Bibliothèque départementale des Côtes d’Armor.

Le prix Louis Guilloux est décerné depuis 1983 par le Département des Côtes d’Armor à un auteur dont le roman ou le récit en langue française s’inscrit dans la lignée littéraire de l’écrivain de Saint-Brieuc : Louis Guilloux (1899 – 1980). L’auteur du Sang noir (1935) était proche de la littérature prolétarienne, celle qui donne la parole à ceux qui, d’ordinaire, en sont exclus, qui se retrouvent en première ligne des guerres, qui travaillent beaucoup et gagnent peu. Son ami Albert Camus disait de Louis Guilloux qu’il était le romancier de la douleur. Mais aussi de l’empathie qu’il sait susciter à l’égard de ses personnages. Socialement engagé, il s’employait à traquer l’injustice. Curieux et méthodique, il nourrissait son oeuvre d’observations précises de ses contemporains mais aussi d’une documentation importante.

Le prix Louis Guilloux est un prix citoyen : les jurys de lecteurs sont constitués dans chaque bibliothèque municipale participante. Il suffit d’être inscrit dans une de ces bibliothèques et de lire au moins 6 des 10 livres sélectionnés pour pouvoir participer au vote qui aura lieu de juin au 15 septembre 2024 sur un site dédié.

J’ai éprouvé un grand plaisir de lecture en découvrant les 10 ouvrages de la sélection effectuée par des professionnels du livre parmi les ouvrages publiés à la rentrée littéraire de l’hiver 2024. Je les ai présentés aux lecteurs de la bibliothèque de Plougrescant au travers des petites notices que j’ai rédigées et que vous trouverez ci-dessous…

Liste des 10 ouvrages sélectionnés pour le prix Louis Guilloux 2024

  • Le rêve du pêcheur, de Hemley Boum (éd. Gallimard)
  • Dolorès ou le ventre des chiens, d’Alexandre Civico (éd. Actes Sud)
  • Du même bois, de Marion Fayolle (éd. Gallimard)
  • Casser du sucre à la pioche, d’Éric Louis (Éditions du Commun)
  • Les eaux du Danube, de Jean Mattern (Sabine Wespieser Éditeur)
  • Odette Froyard en trois façons, d’Isabelle Monnin (éd. Gallimard)
  • Une vie qui se cabre, de Sylvain Pattieu (éd. Flammarion)
  • À cheval sur le vent, de Patrick Pécherot (éd. Bruno Doucey)
  • Tosca, de Murielle Szac (éd. Emmanuelle Collas)
  • Blanches, de Claire Vesin (éd. La Manufacture de livres)
Hemley Boum, Le rêve du pêcheur

D’origine camerounaise, romancière et anthropologue spécialisée dans les « transmissions déstructurées par l’exil », Hemley Boum raconte dans ce cinquième roman l’histoire de Zack, psychologue clinicien à Paris, petit-fils de Zacharias, un pêcheur qui, lui, n’a jamais quitté le Cameroun. D’un continent à l’autre, d’une génération à l’autre les destinées de deux hommes se font écho. Zacharias et Zachary ne se sont jamais croisés. L’un n’a quitté son village de Campo que pour la prison de Yaoundé, l’autre a fui à Paris où il a réussi professionnellement et rencontré Julienne avec laquelle il a deux filles. Le récit se nourrit tout autant des paysages somptueux de l’embouchure de la rivière se jetant dans le golfe de Guinée et des légendes des peuples de l’eau, que de la succession « d’embardées, échappées belles, chutes, chemins de traverse, sens uniques, culs-de sac » traversés par les deux hommes, dans le Paris trop souvent raciste pour Zack, et le Cameroun post-colonial de Zacharias. Mais surtout, « c’est l’intime qu’explore l’écrivaine dans cette histoire de malédiction familiale, où la fragilité masculine est placée au cœur de tous les ­enjeux. » (Gladys Marivat, Le monde des livres, 21 janvier 2024).

Boum-Rêve-Pêcheur|Aliette Armel

CAMEROUN – PARIS – EXIL – COLONIALISME – PÊCHE – LEGENDES – ÉCRITURE QUI A DU SOUFFLE ET EMPORTE LE LECTEUR

Civico-Dolores|Aliette Armel

MEURTRES – SEXE – DROGUE – EMBALLEMENT MEDIATIQUE – OPPRESSION PATRIARCALE – JUSTICE – PSYCHIATRIE – DIALOGUE ENTRE DEUX PERSONNAGES S’EXPRIMANT AU « JE »

Alexandre Civico, Dolores ou le ventre des chiens

Cette « fable sur la violence induite par le capitalisme et son patriarcat, est une ode désespérée à l’incandescence des révoltes, et à toutes celles et ceux qui décident, un jour, de relever la tête ». C’est le cas de Dolorès Leal Mayor, accusée d’avoir assassiné une dizaine d’hommes après les avoir séduits. La médiatisation de ses actes a déclenché une vague de meurtres dans toute la France, perpétrés par des femmes victimes de la violence masculine. Son dialogue avec Antoine, psychiatre chargé par la justice d’écrire un rapport sur son irresponsabilité face à ses actes, est au centre de cette troublante histoire de manipulation, d’addiction, de violence et d’oppression adoptant une forme atypique : roman psychologique qui ne dit pas son nom, roman noir qui n’en respecte pas les codes, roman social amer et rageur, perturbant pour le lecteur.

Marion Fayolle, Du même bois

Ce roman procède par courts chapitres et à petites touches pour décrire au présent, avec tendresse et douceur mais sans faiblesse, les générations qui cohabitent dans une ferme familiale, autour des vaches élevées pour la viande, des poules, des chiens, qu’il faut nourrir tous les jours, même le week-end. Marion Fayolle n’élude pas la dureté de l’existence, les hésitations des jeunes au moment de partir ou de reprendre la ferme, la difficulté de se construire une personnalité lorsqu’on hérite, dès la naissance, des pesanteurs du passé en même temps que d’une terre et d’un métier. Le lecteur est immergé dans le quotidien de ces hommes, femmes et enfants forts en caractère. Oui, même les « petitous », les petits formés de ces bouts de « touts » venus du père, de la mère, des grands parents et arrière-grands-parents, d’ancêtres morts depuis longtemps, ces petitous cherchent à prendre leur place, à exister hors de ce que la généalogie surimpose. Lorsque les personnages s’expriment, leur discours se fond dans le corps de ce récit, fluide, simple et vrai.

Marion-Fayolle-Du-meme-bois|Aliette Armel

FERME – ELEVAGE – FAMILLE PAYSANNE – TRANSMISSION – COURTS CHAPITRES – ECRITURE SIMPLE ET POETIQUE

Eric-Louis-Casser-sucre|Aliette Armel

TRAVAIL OUVRIER – METIERS DANGEREUX – ACCIDENTS DU TRAVAIL – JUSTICE DE CLASSE – ENGAGEMENT – LUTTE – TEMOIGNAGE – DES PHRASES COURTES POUR ÉNONCER AVEC EFFICACITE ET DÉNONCER AVEC FORCE

Éric Louis, Casser du sucre à la pioche

Éric Louis se situe dans la lignée de la littérature prolétarienne – dont Louis Guilloux était très proche – et d’écrivains comme François Bon (Sortie d’usine), Joseph Pontus (À la ligne) ou Mattia Filice (Mécano), témoins directs du monde de l’usine, du travail manuel et ouvrier, épuisant pour le corps et l’esprit, vécu dans la peur, car trop souvent mortel. Casser du sucre à la pioche rassemble trois textes, trois « chroniques de la mort au travail », celle de Quentin cordiste, travaillant dans la même sucrerie qu’Éric Louis. Ils décrivent les étapes d’une lutte pour la justice déniée à ceux que leur statut social, d’entrée, condamne. Pour Éric Louis « ce livre, au-delà du propos qu’il contient, est objet. Physique. Tangible. On le tient en main. Il marque. Il circule. On le recommande. Lecteur, ce que tu tiens dans les mains est une pierre de plus sur l’édifice que construit Cordistes en colère, cordistes solidaires depuis quelques années. »

Jean Mattern, Les eaux du Danube

Jean Mattern, éditeur et écrivain, explore de roman en roman l’intimité de certains êtres dont l’existence tout à coup se fissure : des circonstances inattendues provoquent la révélation de secrets enfouis. Dans Les eaux du Danube, Clément, pharmacien à Sète, qui se qualifie lui-même d’« homme sans passions », s’entretient un jour avec le professeur de philosophie de son fils Matias. Ce professeur porte le nom hongrois d’Almassy. Au fil de plusieurs rencontres, en particulier sur le mont Saint-Clair près du Cimetière marin, Clément n’a de cesse « d’y voir clair » dans ses propres origines – sa mère était hongroise et parlait d’un mystérieux József au moment de mourir. Il cherche aussi à comprendre son fils et sa relation fusionnelle avec la musique, particulièrement la Fantaisie pour piano à quatre mains (D.940) de Schubert. Jean Mattern nous fait suivre pendant quelques semaines d’été, le cours de ces vies qui avancent comme les eaux du fleuve : elles ignorent ce qu’elles charrient de l’amont à l’aval, dans leurs flots venus d’affluents multiples, secoués d’éventuels remous et gonflés de possibles crues. Au final, ils se jettent dans la même mer…

Mattern-Danube|Aliette Armel

INTIMITE – SECRETS DE FAMILLE – MUSIQUE – NATATION – ECOSSE – HONGRIE – SETE – BOURGEOISIE LYONNAISE – ECRITURE NETTE ET FLUIDE

LOG-MONNIN-Odette-Froyard|Aliette Armel

ROMAN FAMILIAL – ITINERAIRE FEMININ – MEMOIRE / FICTION – ARCHIVES – PHOTOGRAPHIES – BELLE ECRITURE CLASSIQUE

Isabelle Monnin, Odette Froyard en trois façons

« Il était possible qu’Odette Froyard, sous ses allures de ménagère soumise, ait été la plus puissante des femmes. Elle était entrée en clandestinité d’elle-même et n’avait jamais été découverte ». L’auteure, Isabelle Monnin, prend le temps de 146 pages avant d’accepter cette éventualité : sa grand-mère, Odette Froyard, n’était sans doute pas la femme soumise que sa petite-fille écrivaine aurait le devoir de sortir de l’invisibilité, mais un vrai personnage romanesque. Transformée en enquêtrice, Isabelle finit d’ailleurs par se permettre de transgresser « l’ordre ordinaire des choses » pour entraîner Odette dans un monde fictionnel, où l’amour impossible pour un certain Daniel (dont la grand-mère a murmuré le prénom en mourant) change les perspectives. Cette « hypothèse amoureuse, Isabelle Monnin la tricote pour la tendre à sa grand-mère en offrande. » (Juliette Einhorn, Le monde des livres, 10 janvier 2024). Par la magie de la littérature, la romancière extirpe ainsi une femme prétendument ordinaire de son entour de silence et de secrets.

Sylvain Pattieu, Une vie qui se cabre

Universitaire, historien des classes populaires et des populations noires en France, Sylvain Pattieu est aussi un romancier engagé, proche des adultes et des jeunes qui résident, comme lui, en Seine-Saint-Denis. Dans Une vie qui se cabre, il revisite l’Histoire, réinvente le monde tel qu’il aurait voulu le connaître à travers l’itinéraire d’une jeune dakaroise au prénom étonnant et magnifique, « Marie-des-Neiges ». Cette étudiante de Maryse Condé, mère d’un enfant sans père déclaré, arrive à Aix-en-Provence dans les années 1960 : l’Union française est alors présidée par la poétesse Suzanne Césaire, veuve d’Aimé Césaire car dans cette Histoire recomposée, le poète martiniquais a été assassiné par un Européen d’Algérie. Il faut se laisser porter par l’écriture et l’imaginaire de Sylvain Pattieu ancré dans une réalité historique qu’il maîtrise parfaitement. Il faut oublier le réel appris dans nos cours d’histoire et, pour certains lecteurs, nos souvenirs de jeunesse pour vivre, avec des personnages prenants, dans un univers renversant, qui questionne avec force nos présupposés trop souvent post-colonialistes et nous projette dans les rêves d’une société sans racisme et vraiment égalitaire.

Pattieu-Vie-qui-se-cabre|Aliette Armel

UCHRONIE – SUZANNE CESAIRE – MARYSE CONDE – POST-COLONIALISME – ITINERAIRE FEMININ – RENVERSEMENT DES POUVOIRS – ROMAN D’APPRENTISSAGE – UN VRAI SOUFFLE ROMANESQUE

Pécherot-Xavier-Grall|Aliette Armel

XAVIER GRALL – GUERRE d’ALGERIE – BIOGRAPHIE et FICTION – OBJECTION DE CONSCIENCE – POESIE – BRETAGNE – ECRITURE INCISIVE

Patrick Pécherot, A cheval sur le vent

Patrick Pécherot a travaillé dans le secteur social et le monde syndical. Il est connu pour ses romans noirs soutenus par une écriture exigeante. Celui qui se qualifie lui-même de « noircisseur d’ambiances » a été marqué par le souffle poétique mais aussi par l’itinéraire de Xavier Grall et surtout le regard qu’il a porté sur la guerre d’Algérie. Ses souvenirs du conflit accablent le poète breton, le mettent en rage et en urgence d’écrire à Sarcelles – alors qu’il tient une chronique dans La Vie catholique – puis dans sa maison bretonne de Botzulan. Patrick Pécherot recrée remarquablement l’atmosphère – les cauchemars, les questionnements, la présence de Françoise puis de leurs cinq filles – qui entoure le poète. Le récit de Patrick Pécherot emporte le lecteur à la suite d’un homme tourmenté et révolté, forgé dans le vent et le granit auteur de textes indispensables comme L’inconnu me dévore ou ses odes à la Bretagne, terre refuge pour survivre avec l’inguérissable blessure de la guerre

Muriel Szac, Tosca

« Les coups de feu claquent dans le dos du jeune homme, secs et brefs ». C’est ainsi que Muriel Szac ouvre son roman Tosca écrit, justement, à coups de phrases sèches et brèves qui martèlent l’urgence de la fuite, la violence des arrestations, la succession des neuf personnages, deux résistants pour lesquels « depuis maintenant quatre ans, chaque seconde de leur vie est une seconde de combat », et sept juifs, « lapins traqués » par la milice. Pour tous, la mort est devenue subitement la seule issue. Ce texte tendu, tragique est magnifié par des citations de la Tosca et des évocations de la voix d’Ange, un des condamnés, qui, dans la « vraie vie », est un ténor, interprète du personnage de Mario Cavaradossi, celui qui, dans l’opéra de Puccini, résiste à la torture. À la fin de ce parcours, Muriel Szac, révèle la part autobiographique du texte : la quête obsessionnelle de l’identité d’un des juifs fusillés, ténor demeuré anonyme ; la résurgence permanente de cet inconnu dans les textes de l’écrivaine ; l’échec de l’enquête et la confiance accordée, au final, au pouvoir des mots et de la fiction qui « peuvent triompher de la mort, ressusciter les disparus en leur offrant une identité. Une seconde vie. »

Muriel SZAC-Tosca|Aliette Armel

LYON 1944 – MILICE – PAUL TOUVIER – ANTISEMISTISME – RESISTANCE – POUVOIR DE LA FICTION

Vezin-Blanches|Aliette Armel

HOPITAL PUBLIC – URGENCES – BANLIEUE – ADDICTION – RELATIONS AMOUREUSES – SOIGNANTS – HUMANISME – ECRITURE CLAIRE, RICHE et FLUIDE

Claire Vesin, Blanches

Bien loin des sagas hospitalières américaines, mais aussi des romans sociaux où la fiction n’est qu’un support pour dénoncer la dégradation du système de santé, Claire Vesin, elle-même médecin, met en évidence, avec sensibilité et mesure, la détérioration des conditions de travail des soignants et les risques de maltraitance pour les patients. Elle nous fait partager le quotidien chaotique d’un hôpital de la périphérie parisienne à travers les difficultés journalières d’un chirurgien hospitalier, d’une infirmière coordonnatrice des urgences, d’un médecin du SAMU et d’une jeune interne passionnée. Ils ont tous quatre le même désir : soigner dignement alors que le cadre qui les entoure s’écroule. Au détour de toutes les pages, l’empathie se manifeste, sans naïveté, sans excès, ni de bons sentiments, ni d’exploits sacrificiels. L’empathie circule également entre le lecteur et les personnages de ce premier roman où l’écrivaine « orchestre, avec un sens du rythme savamment mis en musique, les allers-retours entre les enjeux privés et professionnels de chacun des membres de l’équipe. Elle tire les fils directeurs de leurs vies, et parvient à les nouer dans le temps resserré du premier stage d’internat d’Aimée, qui, comme Laetitia, l’infirmière, en ressortira transformée et ébranlée dans sa vocation. » (Florence Bouchy, Le monde des livres, 22 février 2024).

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  1. DERODE Anne 14 avril 2024 à 8 h 36 min-Répondre

    Un immense merci Aliette, j’étais heureuse de t’entendre mais frustrée de ne « pas savoir prendre de notes » …. Et je trouve ton document avec les commentaires et les « mots clefs » !!! Alors merci, merci, merci

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