LA COMPAGNIE DES ŒUVRES – France Culture – 9 janvier 2020 – Chronique d’Aliette Armel

            Lorsque la jeune écrivaine américaine Whitney Sharer rencontre les photographies de Man Ray et de Lee Miller dans une exposition au Peabody Essex Museum (au Nord de Boston), c’est la force des images et le potentiel romanesque de l’existence de Lee Miller qui la frappe. Elle éprouve, d’emblée, la sensation d’un accord entre leurs sensibilités : elle va pouvoir mettre en récit la vie de cette amoureuse passionnée, de cette photographe à la forte puissance créatrice et de cette correspondante de guerre qui a fait découvrir au monde l’horreur des camps de la mort. Lee Miller a en effet assisté à l’ouverture de Buchenwald et de Dachau et elle a envoyé à Vogue des clichés si terribles que le magazine lui a demandé de se porter garante de leur authenticité. Lee Miller se donne, s’expose dans l’épreuve de la guerre comme devant ou derrière l’appareil photographique et, de cette expérience hors norme, elle ressort épuisée, dépressive, alcoolique, ne parvenant plus à terminer le diner qu’elle cuisine pour ses invités dans la ferme du Sussex où elle habite avec son mari Roland Penrose dans les années 1960. On est bien loin des clichés habituels sur Lee Miller !

C’est sur la scène terrible de cette maîtresse de maison en pleine défaite que s’ouvre le roman publié par Whitney Sharer en 2019. Elle nous présente une femme détruite par ce qu’on appelle le stress post-traumatique mais aussi une artiste obsédée par son désir de poursuivre à tout prix son œuvre. À la fin de la soirée, Lee finit par accepter la proposition d’Audrey Withers, la rédactrice en chef de Vogue, d’écrire un texte sur ses années avec Man Ray. Pour Audrey Withers, c’est clair, le sujet c’est Man Ray. « Justement pas ! Au contraire, ça a toujours été le problème. », se dit Lee. Elle s’autorise donc à écrire le vrai récit de leur histoire, pas celui que perpétuent les biographies de Man Ray où leur rencontre – dans un bar  alors qu’il partait pour Biarritz – se raconte ainsi : elle lui a demandé si elle pourrait devenir son élève et il lui a répondu qu’il ne prenait pas d’élèves. Alors elle lui a dit qu’elle partait avec lui, et le train n’avait pas encore atteint Biarritz qu’ils étaient déjà amoureux.

Dans le roman de Whitney Sharer, il ne s’agit pas de régler des comptes, d’attribuer à l’un ou à l’autre telle ou telle image devenue historique ou l’invention, elle aussi historique, de la solarisation. Non, il s’agit de s’inscrire dans un autre rythme du temps, le temps romanesque qui rompt le fil biographique pour laisser toute sa place à la construction lente de la relation amoureuse et permet de retrouver l’intensité de l’émotion, celle qu’il est si difficile de restituer mais dont les photographies gardent une trace.

C’est sur ces images, matière sensible, autant que sur les documents biographiques que Whitney Sharer s’est appuyée pour écrire les épisodes de l’existence de Lee Miller qu’elle architecture sans tenir compte de la chronologie. Elle sort les événements de leur sécheresse informative en les faisant surgir, brusques influx de mémoire, au milieu de scènes où on ne les attendait pas et dont ils modifient le cours. C’est le cas, par exemple, du viol dont Lee a été la victime, à l’âge de sept ans et qui la paralyse au milieu d’une nuit avec Man. Placée au cœur du livre, la relation des deux artistes prend ainsi une toute autre épaisseur. Elle est présentée du point de vue de Lee, sans jamais tenter d’édulcorer son appétit de vivre et de créer, son besoin d’en demander toujours plus à l’homme qu’elle a choisi, sans occulter, non plus, sa déception profonde à chaque fois qu’elle constate le désintérêt de Man pour son travail artistique à elle : seule sa propre gloire lui importe ! On sort ici du mythe du Pygmalion qui serait entré en rivalité artistique avec son élève et en conflit jaloux avec sa muse, une femme aussi libre que l’époque surréaliste y incitait.    

Le titre même du roman rend hommage à la complémentarité de leurs désirs. « L’Age de la lumière » est le titre d’un article écrit par Man pour la revue 221, mais ce titre lui aurait été soufflé par Lee. Cet « Âge de la lumière » est celui qu’ils ont vécu ensemble, pendant trois ans. Ils l’ont fait surgir du noir de la chambre de développement photographique et elle nous apparaît à travers les mots et les phrases de cette fiction. Sa part imaginaire se développe dans les creux laissés l’Histoire avec un grand H. Elle enrichit les perspectives ouvertes par les biographies qui, elles, ne dévient jamais des faits certifiés par le croisement des sources.

Whitney Sharer, L’Age de la lumière, trad. de l’anglais (américain) par Sophie Bastide-Foltz, Editions de l’Observatoire, 2019, 448 p.

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