16 septembre 2024

Naissance d’un centaure

par Martine N.

Au XVII° siècle, entre Turin et Magdebourg assiégée, un cavalier chemine sur Qora avec laquelle il noue un véritable lien d’amitié : belle façon d’habiter pendant des jours sur le dos d’un cheval…

Le texte de Martine N.

Du haut de ma monture je contemple les champs non loin de la ville de Lutter, ville que je décide de contourner. Elle est tombée entre les mains des soldats de la ligue catholique. À voir l’état de ses campagnes, les paysans ont fui. Qora, mon blanc coursier ne devrait pas dédaigner le foin défraichi de petites moyettes abandonnées. Je passe la main sur son encolure soyeuse et descends souplement, du moins je me plais à le croire. Je suis loin d’être bon cavalier, la cuisine frayant peu avec les équidés. Malgré le confort d’une selle en cuir richement décorée de motifs floraux, clin d’œil à ma propension aux simples et aux herbiers, mon fessier a souffert les premiers jours. Les sentes caillouteuses l’ont mis à mal. Et puis Qora ne me connaissait pas. Elle allait son train, parfois un train d’enfer. Elle s’ébrouait brusquement et, lorsque la chaussée le permettait, amorçait un galop. Nous mîmes un certain temps à nous amadouer.

Qora, c’est le cadeau que me fit Amédée, le fils et successeur de mon duc. Sans doute a-t-il apprécié mes facéties gustatives ! Elle porte le nom de la célèbre monture de Gengis Khan. Je n’imite pas le grand mongol. Je ne vis que partiellement sur la croupe de cette élégante jument. Cette dernière ne me sert pas de couche. J’aime flatter son encolure, signal convenu entre nous pour annoncer un arrêt. Moment magique que celui où je plonge dans le regard liquide de cet être que je me suis mis à aimer. Après plus d’un mois de cheminement commun nous nous sommes apprivoisés. Le rond balancement de Qora incite à la rêverie, voire aux souvenirs. Je songe à un autre cheval, une brave bête qui tirait notre carriole de saltimbanques à Grete, Erik et moi-même. Nous délestant à tour de rôle des rênes nous séjournions dans cet habitacle itinérant au milieu des châles et accoutrements bariolés que nos spectacles requéraient. Souvenirs de ce temps béni de mon grand amour et de ma jeunesse. Peut-être est-ce aussi une façon d’échapper au décor désolant dans lequel nous nous aventurons. Et puis notre halte de la veille à Hanau est propice également aux réminiscences. Fort de l’hospitalité protestante je me suis présenté à la librairie tenue par Antonius Wilhem. Je savais qu’il avait édité le livre de mon regretté professeur Heinrich Khunrath, son célèbre Amphitheatrum. J’étais curieux d’admirer ses onze illustrations gravées sur cuivre. Un petit retour à mon passé de poinçonneur ? Je ne fus déçu ni par la qualité des magnifiques paysages allégoriques de l’ouvrage ni par l’accueil de mon hôte. Il m’offrit le gîte et le couvert et de quoi sustenter Qora. Ses belles pommes la firent saliver !

Mais il faut me secouer ! Ces rêveries me rendent inattentif. La vigilance s’impose, la guerre a repris. Je me penche et murmure à l’oreille de ma compagne « Ma belle Qora, il nous faut être prudents, des chenapans sont en embuscade« . Un frémissement de ses oreilles, un hennissement étouffé me font comprendre qu’elle a entendu. Nous serons les plus silencieux possible.

Une lettre de Grete a précipité mon départ de Turin. La ville de Magdebourg dans laquelle elle habite est assiégée par les troupes du comte de Tilly. La cité ne veut pas se rendre, elle espère en l’intervention du roi de Suède qui a rejoint les princes protestants. Sa réputation de grand chef d’armée le précède. Arrivera-t-il à temps ?

Et moi, arriverais-je à temps ? Il me faut faire des détours, éviter les bois peu sûrs. Les paysans épouvantés s’y sont réfugiés. Ils y survivent, s’octroyant, sans repentir, les biens de celui qui s’aventure sous les hautes futaies. J’ai bien peur que, lors d’une rencontre malencontreuse avec ces êtres misérables, ma belle amie ne fasse des envieux ! Et mes ducats après elle !

Références

  • Thème de l’atelier au cours duquel a été écrit ce texte : Habiter en mouvement.
  • Proposition d’écriture : Écrivez le récit vivant d’une itinérance, fondé sur une expérience de voyage (la vôtre ou celle d’un de vos personnages). Comment votre voyageur habite-t-il le moyen de transport utilisé ?
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